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Les ruines de ces temples et de ces villes sont admirables. Je ne parle pas de leur valeur d’art, qui n’est point à mépriser, ni de leur intérêt archéologique qui est considérable pour les érudits. Je ne parle pas non plus des paysages si nobles et si fins qui les environnent, bien qu’il soit difficile de retrouver, en d’autres régions, une telle pureté de la lumière, une telle intensité de la couleur. Ce qui fait, à mon sens, le charme vraiment unique de ces villes mortes, c’est que leurs ruines sont toujours vivantes, au rebours des autres ruines, qui sont devenues de simples pièces de musées, — objets de curiosité pour une foule étrangère de touristes, ou de descendans oublieux des ancêtres. Elles sont vivantes, ces ruines africaines, parce que le peuple qui circule autour d’elles perpétue, sans le savoir, les gestes et les pensées des hommes anciens qui en ont jeté les fondemens, parce que d’elles à lui, il y a comme une pénétration réciproque et mystérieuse, une harmonie extérieure et tout de suite saisissable, que le temps n’a pu abolir.

Ailleurs en effet, même dans les pays latins, — en France, en Espagne, en Italie, — les mœurs se sont modifiées profondément, l’aspect même des lieux a changé, tout a été bouleversé de fond en comble. Ici, presque rien n’a bougé. En dépit des révolutions politiques et religieuses, les coutumes, l’atmosphère morale sont restées identiques. La gens togata semble se survivre, dans ces nomades vêtus de blanc et si noblement drapés qui se pressent, les jours de marché, devant les caravansérails, ou dans ces fumeurs indolens, couchés sur des nattes, à la porte des cafés maures, comme les convives des festins antiques. Ces ruelles étroites, aux murs enduits de chaux, c’est le décor même des comédies de Plaute et de Térence. Voici la taverne odorante et graisseuse, avec ses guirlandes de roses et de jasmins, l’uncta popina des satires d’Horace et de Juvénal. Voici la boutique du barbier, où l’on vient écouter les nouvelles, ou les histoires merveilleuses des conteurs de carrefours. Voici, dans les scènes de la rue, toute la bouffonnerie des mimes et des atellanes, le comique ingénu des anciens en sa simplicité enfantine : gifles, coups de pied et coups de trique, gestes obscènes, propos crapuleux, drôles qu’on rosse, vieillards qu’on berne, parasites battus et contens ! Les accessoires et les comparses y sont toujours : le bâton d’abord, l’esclave, le portefaix, la courtisane, — et l’âne ! le petit âne rusé et lascif qui remplit de ses tours les