Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 27.djvu/675

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tourne lentement les pages d’un magnifique et très ancien manuscrit, dont le vélin jauni est enluminé d’or, de vermillon et d’azur. Il lit, avec un clapotement continu des lèvres, comme un enfant qui épelle, puis il s’interrompt, ferme le livre précieux, et, les yeux fixes, enfiévrés et luisans d’extase, il marmotte une prière, se dresse de toute sa hauteur sur ses genoux, s’abat brusquement dans une totale prosternation et se relève, le front noirci de poussière.

Personne ne prend garde à la gesticulation du dévot personnage. Pas une parole ne s’échange entre les quatre hommes qui sont là. Je ne perçois que le bruit ténu du filet d’eau qui s’égoutte dans la vasque de la fontaine, le murmure de la prière sur les lèvres du vieux, et, parfois, le claquement des sandales du kaouadji qui vient enlever les burettes vides, éparses autour des joueurs. Plus que le café parfumé qui se dépose au fond de ma tasse, je savoure ce calme et ce recueillement, je jouis du spectacle qui m’environne, — ces hommes impassibles et beaux sous leurs draperies blanches, cette cour rafraîchie d’eau vive, ce rideau de fleurs violettes qui la recouvre toute, comme un riche vélum tendu sur la cella d’un temple…

Soudain le nègre somnolent ramasse une darbouka[1], qui traînait sur la natte, à côté de lui. Il appuie son torse contre le mur, se renverse la tête, puis, ayant plaqué un accord aigrelet, il lance les premières notes d’une mélopée stridente qui déchire les oreilles. Cette voix barbare éclatant tout à coup dans le silence nocturne, elle me fait tressaillir et elle m’épouvante presque, comme un cri dans le Désert. Cependant aucun de ceux qui l’entendent avec moi n’a bougé. Les joueurs d’échecs continuent à pousser les figurines de buis sur le damier, le vieillard marmotte toujours ses prières. Seul, je regarde le nègre s’enivrer de sa chanson.

Ses dents de fauve éclatent dans le trou noir de sa bouche, les globes laiteux de ses prunelles roulent comme des yeux d’automate. La guirlande de jasmins qui couronne ses tempes semble un collier de perles sur de l’ébène. Avec le tronc mal dégrossi de son corps, ses membres lourds, aux gestes gauches, il éveille l’image confuse d’une archaïque statue égyptienne taillée dans du marbre noir.

  1. Darbouka, instrument de musique analogue à la guitare.