Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 27.djvu/897

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour votre éducation s’étendent jusqu’à votre absence. Je vous recommande surtout de ne point manger vos lèvres ni vos ongles ; rien n’est plus indigeste, je l’ai entendu dire à un fameux médecin… Je vous recommande aussi vos oreilles, qui sont toujours pleines de poudre, et vos cheveux, qui sont coupés si près de votre occiput, qu’à la fin vous aurez la tête trop près du bonnet[1]. » Du chapitre de la toilette, elle passe à la santé : « Vous prenez trop de café ; je le crois bien contraire à l’état où sont vos nerfs… Vous avez tort de faire de la géométrie comme un fou, de souper comme un ogre, et de ne pas plus dormir qu’un lièvre. Vous croyez bien que ce n’est pas mon secrétaire (d’Alembert) qui dit cela, car il n’aurait jamais fait le vers de Voltaire qui dit en parlant du temps :


Tout le consume, et l’Amour seul l’emploie.

« Il aurait mis :

Tout le consume, et l’algèbre l’emploie[2]. »


Je pourrais citer d’autres preuves de cette sollicitude, mais c’est principalement dans le domaine de l’âme que s’exerce son influence ; elle y déploie les qualités d’une précieuse conseillère, et jamais direction ne fut plus à propos. Condorcet, en effet, tranchant dans ses propos et dogmatique dans ses écrits, était, dans sa conduite, vacillant et sans volonté : « du coton imbibé de liqueurs fines, » dira plus tard de lui Mme Roland. De plus, il traversait alors une crise sentimentale qui le faisait beaucoup souffrir. Tombé dans les filets de Mlle d’Ussé, une impitoyable coquette qui attisait sa flamme et n’y répondait pas, et trop vraiment épris pour voir clair en ce jeu cruel, il passait tour à tour de l’illusion au doute et de l’ivresse au désespoir. Julie eut le courage de dessiller ses yeux, de lui montrer le piège tendu à sa crédulité et de l’aider à briser ses entraves : « Faites-vous effort, lui écrit-elle, abandonnez une chimère, dont vous n’obtiendrez jamais ni plaisir ni consolation. Soyez heureux par vos amis, et ne leur donnez pas le chagrin de vous voir dégrader, en vous rendant l’esclave d’une personne dont vous dites vous-même que vous ne serez jamais l’ami. Vous n’êtes pas fait pour servir de

  1. 3 juin 1769. — Lettres inédites, publiées par M. Charles Henry.
  2. Juillet 1769 et novembre 1771. — Ibid.