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par d’Alembert, il lia connaissance avec elle, il n’est de soins et d’attentions dont il ne l’ait comblée, toujours à son service et à sa dévotion, accourant rue Saint-Dominique au moindre appel de son amie : « Me voici de retour à Paris, mande-t-il à Turgot[1] ; je vais reprendre ma fonction ordinaire, et servir de secrétaire à Mlle de Lespinasse. » Elle n’a pas tardé, en effet, à l’élever à la dignité de « second secrétaire ; » il double, en cas d’absence, le titulaire habituel de l’emploi et, en toute chose, rivalise de zèle avec lui, au point que c’est à peine si elle les distingue dans son cœur : « Je ne puis exprimer, dira-t-elle, mon affection pour M. Condorcet et M. d’Alembert qu’en disant qu’ils sont identifiés avec moi ; ils me sont nécessaires, comme l’air pour respirer ; ils ne troublent pas mon âme, mais ils la remplissent. » Par la suite, quand elle se sent plier sous le fardeau d’un douloureux secret, dont elle doit, et pour cause, exclure l’amoureux d’Alembert, c’est Condorcet, — avec un autre ami dont je parlerai tout à l’heure, — qui reçoit de sa bouche, sinon des confidences entières, au moins l’aveu de ses combats, de son trouble, de son angoisse. Il est bien l’homme qu’il faut pour ce rôle délicat ; sa discrétion impénétrable déjoue les curiosités indiscrètes ; ce qu’on lui a confié, « il le reçoit et il le garde, » ainsi qu’un inviolable dépôt. Il sait aussi, d’une main légère et qui n’appuie jamais, panser les plaies saignantes, adoucir l’acuité des mystérieuses blessures ; son tact délié trouve les mots qui conviennent pour distraire et bercer les peines, ce qui est, après tout, la vraie manière de consoler. Aussi devient-il peu à peu indispensable au repos de Julie, et elle le confesse sans détour : « Mon Dieu, que je vous aime d’être bon ! Vous m’êtes devenu bien nécessaire, et je devrais vous en haïr, car ce qui m’est nécessaire peut me faire souffrir beaucoup. » Elle se désole, à la plus courte absence qui la prive de cette compagnie : « Je sens un redoublement de tristesse tous les jours, à l’heure où je vous voyais ! »

De dix ans son aînée[2], il se mêle à cette grande tendresse une nuance de protection et de maternité. Dans les lettres qu’elle lui adresse, les recommandations, les avis dont elle est prodigue descendent parfois aux plus infimes détails : « Mes soins

  1. 9 juillet 1771. Correspondance inédite de Condorcet et de Turgot, publiée par M. Ch. Henry.
  2. Condorcet était né en 1743.