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d’agrément et de ridicule. Mais ce que nul ne pouvait contester, c’était la séduction extraordinaire de son esprit, enjoué, piquant, vif, prime-sautier, « animé, disait-on, jusque dans le silence, » et profond autant que rapide. « Elle devinait la pensée, et ses répliques étaient des flèches qui jamais ne manquaient le but. » L’âme douce avec cela, d’une obligeance parfaite, cette « jeune fée, » comme dit Marmontel, ne manquait pas d’adorateurs ; mais son cœur était pris par une passion unique, qui occupa son existence entière, et dont l’objet était le comte d’Angiviller, directeur général des bâtimens et des jardins du Roi. Ils eurent une liaison de quinze ans, s’épousèrent dès qu’ils se virent libres, et ne s’aimèrent que mieux après, phénomène qui valut à ce couple modèle la juste admiration de leurs contemporains.

Qu’une pareille maîtresse de maison s’arrachât presque journellement aux élégances de son logis, aux empressemens de ceux qui formaient autour d’elle comme une espèce de cour, pour réclamer une place dans le salon étroit de la maison du menuisier, c’était sans doute une marque d’attachement dont Mlle de Lespinasse lui devait tenir compte ; et tout donne à penser que, pendant les premières années, elle n’y fut pas indifférente. Mais il se trouva, par malheur, que cette pimpante petite personne ne dédaignait point les hommages qui venaient vers elle de toutes parts. « Elle inspire des passions, dit Walpole, et elle n’a pas assez de temps pour guérir le quart des blessures qu’elle fait. » Nullement galante, coquette à peine, il lui plaisait toutefois d’éveiller dans les cœurs l’émotion attendrie qui s’en tient aux regards, aux timides allusions et aux discrets soupirs. Du jour où, fort innocemment, elle fut remarquée par Guibert, du jour où elle fut la confidente de ses premiers essais de littérature dramatique, l’amitié des deux femmes fut à jamais détruite, et Mme de Marchais se vit irrémédiablement perdue dans l’esprit de Julie. Il est intéressant de voir avec quelle promptitude la susceptibilité jalouse de cette dernière s’applique à rompre une intimité qui l’inquiète, et comme elle s’attaque habilement au point le plus sensible, la vanité de l’auteur débutant : « Nous aimons toujours ceux qui nous admirent, écrit-elle à Guibert[1] ; oui, mais vous devriez bien dire à M. d’Angiviller de faire taire Mme de Marchais, lorsqu’elle dit que les deux

  1. Août 1775. Archives du comte de Villeneuve-Guibert.