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il n’en a plus été de même, et les conséquences de ces tristes événemens n’ont pas tardé à se manifester. Évidemment M. Delcassé n’avait pas prévu les échecs de la Russie, et peut-être dans notre pays lui-même n’avait-on pas pressenti à quel point ces échecs de notre alliée devaient être aussi les nôtres. La politique du monde entier en a été profondément modifiée dans le présent : qui sait si elle ne le sera pas plus encore dans l’avenir ?

Le public juge assez naturellement et superficiellement d’après le spectacle qu’il a sous les yeux ; il ne voit pas tout de suite les ressorts qui le mettent en mouvement ; il ne pénètre pas dans les coulisses. Aussi ses jugemens sont-ils rapides, mais incomplets. L’incident marocain lui ayant révélé tout d’un coup la gravité de la situation, il a cru que c’était l’incident marocain lui-même qui était grave, et qu’il suffirait de le régler de manière ou d’autre pour dissiper les nuages menaçans d’où l’orage avait paru près de sortir. L’opinion s’était vivement intéressée au Maroc, non pas assez toutefois pour accepter qu’il fournît un prétexte à des complications générales. Quand on a vu ces complications sur le point de se produire, on en a éprouvé autant de surprise que d’émotion, et on a cherché quelle pouvait être la cause d’un phénomène aussi imprévu. La lecture des journaux allemands nous a d’abord donné à croire qu’elle tenait à une omission commise par M. Delcassé : il avait négligé, disait-on, de communiquer officiellement à Berlin la convention anglo-française du 8 avril 1904, et cela a semblé au premier abord impardonnable. Mais cette impression s’est atténuée lorsqu’on s’est souvenu des discours que le chancelier de l’Empire, le comte, aujourd’hui prince de Bülow a prononcés devant le Reichstag allemand. Dès le mois d’avril 1904, M. de Bülow a parlé de l’arrangement anglo-français comme un homme qui le connaissait fort bien et qui n’en était nullement préoccupé. Comment ne l’aurait-il pas connu, puisque la substance en avait été communiquée par M. Delcassé au prince Radolin quinze jours avant qu’il fût conclu, et puisqu’il avait d’ailleurs été publié par les journaux du monde entier ? Et comment s’en serait-il préoccupé, puisque les intérêts commerciaux de l’Allemagne, aussi bien que ceux des autres puissances, y étaient garantis pour une longue période de temps par l’affirmation du principe de la porte ouverte ? Les prétextes mis en avant par la presse allemande pour justifier sa mauvaise humeur ne semblaient donc pas bien sérieux : il fallait chercher autre chose. L’Allemagne aurait pu se plaindre, avec plus d’apparence de raison, que nous n’eussions pas négocié et traité directement avec elle, comme nous l’avions fait avec