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dans le sentiment général ou l’éthos de son art ; il l’est aussi par la forme, par le contour, que nous appelions tout à l’heure sculptural et plastique, de sa mélodie et de son récitatif ; il l’est enfin par deux traits, encore plus spécifiques, et qui dominent, si même ils ne le résument, le génie ou l’idéal de la musique des Grecs : le premier est la rythmique et l’autre la verbalité.

Médiocrement servi, le vieux maître, à lui seul, a néanmoins triomphé. « Madame, » disait-il d’avance à Marie-Antoinette, » Madame, ce sera superbe. » D’aucun de ses chefs-d’œuvre le mot n’est plus vrai que d’Armide. En nul autre, et cela par le fait seul du livret conservé de Quinault, de l’importance accordée à la décoration et à la chorégraphie, on ne respire en quelque sorte cet air de pompe, de faste et de magnificence. Entre tous les drames lyriques de Gluck, Armide est le plus opéra.

Mais dans ce luxe extérieur, sous ces dehors somptueux, comme la force intime et simple, comme l’âme, loin de se disperser et de se perdre, se rassemble et se condense toute ! Comme elle jaillit à chaque instant ! Avec quelle violence, et par quels éclats à la fois égaux et contraires ! Opéra d’amour et rien que d’amour, — ce qui, parmi les œuvres de Gluck, lui donne un rang avec un caractère unique, — Armide est encore, est partout, ailleurs même que dans une scène célèbre entre toutes, l’opéra de la haine. Sa plus étonnante beauté consiste tantôt dans la violente antithèse, tantôt dans la pénétration réciproque et le subtil mélange de l’une et de l’autre passion. En ce double sujet, qui pour ainsi dire se retourne ou se renverse à chaque instant, la largeur et la généralité du parti pris n’a d’égale que la finesse de l’analyse, la délicate, la minutieuse étude des moindres parcelles de la vie et de la vérité. Rappelez-vous le revirement fameux qui termine l’acte dit « de la Haine, » et la soudaineté, la simplicité saisissante de cette reprise ou de cette rechute d’amour. Observez surtout, en chaque air, en chaque récitatif, le partage incessant du rôle d’Armide, comme il hésite et comme il oscille, comme en quelque manière il miroite sous des feux alternés et contraires, éclatans et sombres tour à tour. Alors, de l’amour et de la haine vous sentirez, encore plus que l’antinomie, le rapport et le contact. Alors vous admirerez comment, dans l’âme de la magicienne d’Orient, si tout s’oppose et se combat, tout se rencontre et se fond. Alors, autant que le musicien d’Iseult, — et avant lui, — le musicien d’Armide vous montrera sa grandeur « non pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois et en remplissant tout l’entre-deux. »