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Cet embarquement n’avait rien d’attrayant, mais en somme j’étais mon maître, et surtout heureux de n’être pas compris dans les réductions de cadres qui firent mettre à pied la moitié de mes camarades. Les vétérans des grandes guerres, ceux dont le sang coulait depuis vingt ans dans tant de combats, restèrent végéter à demi-solde dans les ports, pendant que de brillans commandemens étaient donnés à des gens dont le seul mérite était d’être restés fidèles aux Bourbons. Certes la fidélité est honorable, mais elle peut se récompenser par des pensions ou des charges de cour, et non par des commandemens à la mer, qui engagent la vie des hommes et l’honneur du pavillon. J’en vis peu de temps après, un exemple bien frappant. Mon frère Pierre lui-même, un des premiers marins de son temps, fut rayé des cadres d’activité. Il était capitaine de vaisseau, jeune encore, puisqu’il n’avait que 44 ans, il avait la plus belle expérience des choses de la mer qu’un homme puisse acquérir. Le désintéressement dont il avait donné tant de preuves ne lui avait pas permis d’acquérir de fortune ; il fut réduit, pour vivre, à commander des bâtimens de commerce.

En même temps que la Loire, se trouvaient sur la rade de Rochefort deux superbes frégates, la Nymphe et la Méduse, confiées toutes deux à des officiers rentrans. La dernière, dont le nom devait être tristement célèbre, avait pour commandant M. de Chaumareix, ancien émigré, qui n’avait pas navigué depuis Louis XVI, et qui avait dû à cette époque posséder tout au plus le grade d’enseigne. Il devait comme moi se rendre au Sénégal. C’était un homme courtois, mais d’une grande légèreté, et qui semblait trouver tout naturel que je fusse son très humble serviteur. Je lui fis comprendre d’abord que j’étais pour le moins aussi bon gentilhomme que lui, et que je ne pensais pas avoir démérité en servant mon pays pendant son exil volontaire ; il changea alors de ton à mon égard, et devint même très prévenant quand il sut que je devais me rendre comme lui au Sénégal, et que je pourrais lui en montrer la route. Son esprit était hanté par la crainte de toucher sur un banc de sable qui s’avance dans l’ouest des côtes d’Afrique, mais qui est relevé sur toutes les cartes, et qu’il est par suite très facile d’éviter. Je m’efforçai de lui démontrer qu’il pouvait laisser ce banc en dehors de sa route, et, tout en riant de ses craintes, je lui offris de naviguer de conserve, ce qu’il pourrait faire à son aise, son navire marchant