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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/462

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qu’elle est, il en est venu à apercevoir un univers dans un fraisier et un monde dans une prairie. Le premier, il a discerné, dans le sourd et confus bouleversement d’une tempête toute sorte d’aspects dont chacun a son caractère propre. Le premier, il a démêlé, dans la grisaille impalpable d’un nuage, toute une architecture, des palais aux mille formes et aux mille teintes. Il a perçu les bruissemens et les parfums de l’air. Il a été le « maître à décrire » des prosateurs et des poètes du XIXe siècle. C’est chez lui que Chateaubriand, Lamartine et tant d’autres ont fait leur rhétorique.

Aussi est-il probable qu’on perd son temps à tâcher de faire passer Bernardin pour un brave homme. Tout l’effort auquel se livre son avocat pour y arriver aboutit à un résultat justement opposé. Le chevalier de Saint-Pierre, au temps de sa jeunesse, a été un chevalier d’aventures tout à fait selon la définition du XVIIIe siècle. Le bonhomme Bernardin, dans la dernière partie de sa vie, a été du nombre de ces écrivains sensibles dont toute la sensibilité se dépense dans leur littérature, en sorte qu’il ne leur en reste plus pour la pratique de la vie. Et, depuis que nous sommes assurés de posséder le véritable portrait de Bernardin de Saint-Pierre, nous sommes frappés de voir qu’il ressemble trait pour trait à celui que nous nous étions habitués à tenir pour tel. Nous n’accorderons pas davantage à M. Souriau qu’il soit nécessaire de biffer toute la correspondance déjà publiée et toute l’œuvre posthume de Bernardin de Saint-Pierre. Il ne faut pas trop nous demander. Mais nous sommes tout prêts à convenir que les indications fournies par M. Souriau seront précieuses pour qui voudra nous donner quelque jour une édition critique d’un écrivain qui peut-être n’est pas encore mis tout à fait à son rang. Bernardin de Saint-Pierre a une part à revendiquer dans toute la littérature poétique et descriptive du XIXe siècle. Avouons-le : nous lisons peu les Études de la Nature dans le texte qu’il en a donné ; mais nous les savons par cœur sous la forme où les ont transcrites ses disciples, plus glorieux que lui.


RENE DOUMIC.