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certain[1]. La brume envahissant de nouveau le champ très étendu des opérations, il n’y eut plus jusqu’à la nuit que des rencontres inopinées et partielles, de courtes reprises de la lutte qui, toutes, tournaient contre les Russes : le Borodino, sur lequel cinq unités de combat japonaises ont un moment concentré leurs feux[2]« devient un véritable enfer, » suivant l’expression d’un de ses officiers ; l’incendie le dévore ; son gouvernail est avarié. Cheminées abattues, canons et monte-charges démontés, flottaison percée et compartimens envahis à l’avant, qui plonge déjà d’une manière dangereuse, plusieurs centaines de morts et de blessés encombrant les entreponts, tel est l’état où se trouve réduit ce beau cuirassé au moment où le malheureux amiral Rodjestvensky, blessé de nouveau, évanoui, est transporté sur un contre-torpilleur, qui ne pourra pas lui éviter l’épreuve suprême de la captivité.

Le Kniaz-Souvorof, qui avait repris la lutte, est décidément désemparé ; ce n’est plus qu’une épave. L’Alexandre-III, atteint mortellement, chavire et coule[3] ; le Sissoï-Veliki prend feu, quitte son poste, mais y revient pourtant une fois l’incendie éteint. Tous les cuirassés des deux premières divisions, ou bien ont disparu, ou bien sont impuissans à soutenir le combat. Les deux croiseurs cuirassés qui restent ont été rejetés vers le groupe des bâtimens auxiliaires et l’intervention des bouches à feu qu’ils peuvent encore faire agir n’empêche pas les Japonais de couler le grand croiseur auxiliaire Oural et le navire-atelier Kamtchatka. La confusion est à son comble chez les Russes, privés de leur chef, dispersés, trompés par la brume, qui les égare dans les rangs de leurs habiles adversaires… Ce n’est plus une défaite ; c’est un désastre qui se prépare.

Un élément nouveau de la flotte japonaise allait entrer en jeu en effet, une arme terrible, décisive : les torpilleurs, la torpille automobile. Avec le soleil déclinant, la brise était tombée, ainsi que le dur clapotis de la journée ; la brume s’envolait, et la nuit, une nuit claire de la fin du printemps, s’étendait peu à peu sur les eaux apaisées. Le moment était favorable pour une

  1. A deux heures quarante-cinq, dit Togo, le résultat de la bataille était décidé. C’est peut-être un peu tôt.
  2. Relation d’un officier japonais.
  3. Rapport Togo. D’après certaines relations russes, ce cuirassé ne coula que pendant la nuit.