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d’après « l’admirable portrait » que Humé a, de sa poche, fait exécuter par Ramsay[1]. Entre les trois amis, la lune de miel persiste, et le public s’attendrit de plus belle.

Les choses en étaient là, quand, un beau soir, au souper de Mme Necker, l’un des convives tire de sa poche une lettre de Hume à d’Holbach, arrivée de la veille : « Mon cher baron, Jean-Jacques est un scélérat !... » Tels sont les premiers mots, qui font frémir toute l’assistance, et la suite répond au début. À cette lecture succède une lettre de Jean-Jacques à Hume : « Vous êtes un traître ; vous ne m’avez mené ici que pour me perdre et me déshonorer !... » La stupeur redoubla. « Ces deux mots, traître et scélérat, dit un témoin[2], retentirent dans ce souper et, la nuit même, dans une partie de la capitale, comme deux coups de canon. »

A la première surprise succède, parmi la gent philosophique, une incroyable effervescence. On ne sait rien encore de ce qui s’est passé, mais les imaginations travaillent, et déjà se forment deux camps, les uns tenant pour Hume, les autres pour Rousseau. Du désarroi, de l’affolement général, on trouve l’écho dans ce billet que Mlle de Lespinasse, le lendemain du coup de théâtre, adresse à l’historien anglais[3] : « Hé ! mon Dieu, monsieur, qu’est-il donc arrivé entre vous et Rousseau ? Quelle noirceur vous a-t-il donc faite ? Suivant la lettre que vous avez écrite au baron (d’Holbach), il n’y a rien qu’on ne doive craindre... Si je ne craignais pas d’être importune, je vous supplierais de vouloir bien me dire le précis des noirceurs que vous avez éprouvées. Ce n’est pas du tout par curiosité que je vous le demande, car je vous crois sur parole ; mais, permettez-moi de vous le dire, c’est par intérêt pour vous, et pour être à portée de vous défendre contre les fanatiques de Rousseau. »

Les vagues explications qu’on eut par le prochain courrier n’étaient pas faites pour calmer les esprits. On attendait des faits, on n’eut que des déclamations et des griefs extravagans. D’Alembert n’exagère en rien quand il mande à Voltaire[4] : « Vous ririez de voir les raisons d’après lesquelles Rousseau a soupçonné et ensuite accusé M. Hume d’intelligence avec ses ennemis :

  1. Lettre de Hume à la comtesse de Boufflers, du 16 mai 1766. (Private Correspondence of David Hume, London, 1820.)
  2. Garat, Mémoires sur M. Suard.
  3. 6 juillet 1766, Letters of eminent persons, etc., passim.
  4. 11 août 1766, Correspondance générale de Voltaire.