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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/66

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M. Hume a parlé contre lui en dormant ; il logeait à Londres dans la même maison que le fils de Tronchin[1] ; il avait le regard fixe ; et surtout il a fait trop de bien à Rousseau pour que sa bienfaisance fût sincère. » En réalité, ces derniers mots donnent la clé du mystère, et c’est ce dont Rousseau, quelques années plus tard, est convenu cyniquement lui-même, le jour où il a fait à Mme d’Epinay cet aveu surprenant : « Sachez, madame, une fois pour toutes, que je suis vicieux, que je suis né tel, et vous ne sauriez croire la peine que j’ai de faire le bien et combien peu le mal me coûte... Vous riez ? Pour vous prouver à quel point ce que je vous dis est vrai, apprenez que je ne saurais m’empêcher de haïr les gens qui me font du bien[2] ! « Il y faut sans doute ajouter l’amer dépit que ressentait Jean-Jacques du médiocre succès qu’il remportait en Angleterre ; et c’est encore ce que démêle justement d’Alembert dans ces lignes écrites à Hume[3] : « Il y a dans la drôle de lettre de ce joli petit homme, comme vous l’appeliez autrefois, une phrase à laquelle vous n’avez peut-être pas fait autant d’attention qu’elle le mérite : c’est que le public qui avait été d’abord fort amoureux de lui commença bientôt à le négliger. Voilà ce qui le fâche véritablement, et il s’en prend à qui il peut. Vous vous êtes chargé de montrer l’ours à la foire ; sa loge, qui d’abord était pleine, est bientôt restée vide ; et l’ours vous en rend responsable. »

Telles sont, on n’en saurait douter, les raisons intérieures, — psychologiques, dirait-on aujourd’hui, — de l’étrange conduite de Jean-Jacques ; toutefois, quelle que fût sa folie, son inavouable irritation n’eût peut-être pas éclaté avec une si prompte violence, sans l’incident qui troubla sa cervelle et le jeta hors de mesure. Il en faut accuser une fantaisie d’Horace Walpole, alors en séjour à Paris. L’impitoyable railleur s’était amusé à écrire une lettre supposée du Grand Frédéric à Rousseau, une lettre qui, sous une forme à demi sérieuse, était pleine de malice et de la plus mordante ironie[4]. Walpole se contenta d’abord, — par égard, assure-t-il, pour la liaison de Hume avec Jean-Jacques[5], — de la faire circuler dans quelques salons parisiens ; mais il

  1. Tronchin était mortellement brouillé avec J.-J. Rousseau.
  2. Mémoires de Mme d’Epinay.
  3. 4 août 1766. Letters of eminent persons, etc.
  4. On trouve le texte de cette lettre reproduit dans celle que Walpole adresse à Conway le 12 janvier 1766. (Letters of Horace Walpole, édition Cunningham.)
  5. Lettre à Hume du 26 juin 1766. Ibid.