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sais pas d’écrivain antique qui me procure une plus saisissante et plus immédiate vision de la Carthage romaine, non pas tant peut-être dans sa physionomie matérielle et dans ses aspects pittoresques que dans ses mœurs et dans sa psychologie. Apulée nous laisse entrevoir ce que pensait, comment agissait un Africain latinisé de ce temps-là.

On ne le lit plus, on le connaît à peine. Et cependant aucun personnage d’alors ne jouit d’une réputation plus universelle. De son vivant, on lui éleva des statues, on le nomma pontife d’Esculape. Après sa mort, il se fit toute une légende autour de son nom. On lui attribua des miracles, que les auteurs ecclésiastiques discutèrent âprement, mais ne contestèrent jamais. Les païens le comparaient au Christ. Les chrétiens voyaient en lui un émule de Simon le Magicien et d’Apollonius de Tyane. Ses compatriotes ont subi profondément l’influence de son style : Tertullien, saint Augustin ont repris le moule de sa phrase. Ils ont tous les défauts d’Apulée !

Cet homme qui naquit à Madaure et qui mourut à Carthage, où il professait la rhétorique, fut, dans toute l’acception du terme, l’homme de son siècle et de son pays.

Africain, il l’a été plus que personne ! D’abord par l’ardeur de son imagination, par son amour du clinquant et de tout ce qui reluit, par son mauvais goût, par la frénésie de ses sensations, par la tranquille impudeur de son obscénité ! Il reproduit tous les contrastes violens de sa patrie. Comme elle, il est l’antithèse vivante : épris d’occultisme et de rhétorique, luxurieux et dévot, réaliste, impressionniste, idéaliste et classique tout ensemble, opulent et sordide, plein d’or, de pierreries, d’oripeaux éclatans et d’immondices, il rappelle ces rues bariolées et fétides des casbahs algériennes, qui sentent à la fois l’ordure et l’encens…

De ses contemporains, il a la manie encyclopédique, à la façon des Juba, des Pline l’Ancien, des Plutarque. C’est lui qui se vantait d’avoir bu à toutes les coupes et d’être le prêtre de tous les dieux. Il avait parcouru l’Italie, la Grèce, l’Asie Mineure, l’Egypte et la Cyrénaïque ; il avait été initié aux mystères d’Isis, peut-être à ceux de Mithra. Il écrivait en vers et en prose, en latin et en grec. Il s’essaya dans tous les genres. Histoire, éloquence, philosophie, poésies fugitives, poésie lyrique, comédie et drame, satire, critique d’art, arithmétique, physique, histoire