Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/68

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

défendre, des bruits aussi faux qu’injurieux sur le compte de son bienfaiteur ; nombre de gens étrangers à l’histoire étaient éclaboussés par ces perfides propos ; et le scandale grandit si fort qu’il ne parut guère plus possible de garder le silence et de « rester les bras croisés. »

L’après-dînée du 21 juillet, sur la prière de Hume, un solennel aréopage se réunit dans le salon de la rue Saint-Dominique[1]. Il comprenait Turgot, Morellet, Marmontel, Saurin, Duclos et d’Alembert, convoqués pour délibérer sous la présidence de Julie. Le débat fut long et sérieux, comme il convenait à une si grave affaire ; il aboutit à une résolution formelle, prise d’un commun accord, que d’Alembert reçut mission de communiquer le soir même au principal intéressé : « Nous sommes tous unanimement d’avis que vous devez donner cette histoire au public, avec toutes ses circonstances. Je dis nous, car je parle ici au nom de tous... » Ce préambule est suivi d’un plan de conduite ou, si l’on veut, d’un mémoire détaillé, sur la façon de présenter les faits, sur le ton qu’il convient de prendre, en exposant toutes choses « simplement et nettement, sans aigreur, sans la moindre injure, sans même de réflexions sur le caractère de Rousseau et sur ses écrits... Tout ce que je vous dis là, ajoutait d’Alembert, je le dirais en présence de Rousseau lui-même ; je n’ai aucune raison, du moins que je sache, de me plaindre ni de me louer personnellement de lui, mais je dois à votre amitié, qui me demande conseil, de dire ce que je ferais si j’étais à votre place. » Les dernières lettres sont ‘écrites sous la dictée directe de Julie : « Mlle de Lespinasse, à qui j’ai lu toute votre lettre et ma réponse, et qui prend de vous le plus grand intérêt, me charge de vous dire combien elle vous aime, et combien elle est persuadée que vous devez imprimer. »

Le conseil fut suivi. Ecrite par Hume, traduite par Suard, publiée et lancée par les soins diligens de d’Alembert et de Julie de Lespinasse[2], une grosse brochure, bourrée de documens, établit le public pour juge d’un différend d’ordre purement privé. Les ripostes ne tardèrent point ; le seul résultat obtenu fut celui qu’on eût dû prévoir : envenimer, prolonger, généraliser cette querelle, qui mit bientôt aux prises les plus fameux pontifes de la doctrine nouvelle. Il n’entre point dans mon

  1. Lettres de Turgot et de d’Alembert à Hume. Letters of eminent persons, etc.
  2. Lettre de d’Alembert à Hume du 4 août 1766. Letters of eminent persons, etc.