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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/69

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dessein de pousser plus loin le récit des péripéties de cette lutte ; mais je dois indiquer le contre-coup qu’elle eut sur certains de nos personnages. Le spectacle en est instructif, autant que la cause est puérile ; et l’on y voit à découvert ce fond secret d’orgueil, de jalousie, de rancune et de passion mesquine, dont ne sont, hélas ! préservés ni les plus grands esprits, ni les âmes les plus philosophes.

La fausse lettre de Frédéric composée par Walpole fut l’occasion de cette seconde querelle, qui se greffa sur la première. D’Alembert, dès qu’il la connut, s’était montré fort irrité que Rousseau l’en eût cru l’auteur : « Ah ! pardieu, mon cher Jean-Jacques, s’écrie-t-il avec dépit[1], il n’y a pas moyen d’y tenir ! Quelque envie qu’on ait de respecter votre situation et de ne point se moquer de vous, il faut rire malgré qu’on en ait. C’est donc moi qui suis auteur, ou tout au moins complice, de la lettre de M. Walpole ! Et vous êtes sûr de cela comme si vous l’aviez vu ! Et j’ai fait un complot avec M. Hume pour vous perdre ! Je ne me suis jamais douté de cela, et je vous félicite d’avoir de si bonnes lunettes... » C’est du même ton qu’il écrit à Voltaire : « Rousseau[2] prétend que c’est moi qui ai fait la lettre sous le nom du roi de Prusse, où on se moque de lui. Vous saurez que cette lettre est d’un M. Walpole, que je ne connais même pas et à qui je n’ai jamais parlé. Jean-Jacques est une bête féroce, qu’il ne faut voir qu’à travers des barreaux et toucher qu’avec un bâton ! »

De Rousseau, son ressentiment se tourne vers Walpole, auquel il doit l’ennui de cette absurde « tracasserie » et, s’adressant à Hume : « Il y a de la cruauté, dit-il, à tourmenter un malheureux qui ne vous a point fait de mal... Rousseau est un charlatan, j’en conviens ; mais il faut se contenter de ne point acheter ses drogues, sans lui jeter des pierres. M. Walpole aura éternellement à se reprocher d’avoir fait perdre la tête à ce pauvre diable-là, et de vous avoir compromis très mal à propos, ainsi que moi, qui à la vérité ne m’en soucie guère... Je rirai éternellement des charlatans comme Rousseau, et des poltrons comme M. Walpole, qui n’osent les attaquer à découvert[3]. »

  1. Lettre du 4 août 1766, Letters of eminent persans, etc.
  2. Lettre du 11 août 1766, Correspondance générale de Voltaire.
  3. Lettres des 21 juillet, 1er septembre, 6 octobre 1766. — Letters of eminent persons, etc — Disons que Turgot fait, lui aussi, remonter à Walpole la première responsabilité de l’affaire : « On voit évidemment, écrit-il à Hume, que la lettre de M. Walpole, que Rousseau a sottement imputée à d’Alembert, est cause de tout. Dans toute cette affaire, il s’en faut de beaucoup que je trouve M. Walpole innocent... Je n’ai pas vu sans une sorte d’indignation l’air de triomphe de cet homme, sur un événement dont il est la cause. » (Lettre du 7 septembre 1766, Letters of eminent persons, etc.)