Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/765

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans ma cellule, n’était qu’un substitut du procureur ; mais le gardien savait sans doute que « le Parquet est indivisible. »

Je saluai ; je montrai un siège rudimentaire et je dis à mon visiteur inattendu :

— A quelle circonstance, monsieur, dois-je l’honneur ?…

— Monsieur Andrieux, interrompit, non sans quelque embarras, l’honorable magistrat, je n’ai pas eu jusqu’ici l’occasion de vous en faire-part, mais j’ai toujours éprouvé pour vous la plus sincère sympathie. C’est pourquoi je m’empresse de vous apporter une nouvelle qui ne peut manquer de vous intéresser : la République vient d’être proclamée à l’Hôtel de Ville ; le peuple, en marche sur la prison, ne tardera pas à vous délivrer. Je pourrais le devancer et prendre l’initiative de signer un ordre de mise en liberté. Mais qui sait ce qui peut arriver ? Et ne vaut-il pas mieux laisser à la foule les responsabilités ?

Je donnai à ce substitut l’assurance que je ne désirais point qu’il se compromît davantage : je le remerciai de sa démarche ; il prit congé après maintes effusions, convaincu qu’il avait acquis des titres à la faveur du nouveau gouvernement.

Il serait superflu d’insister sur les réflexions que ce court entretien dut suggérer à un jeune avocat élevé dans le respect professionnel de la magistrature. Aussi bien furent-elles de courte durée, interrompues par de plus graves événemens.

Les portes de ma bastille venaient de céder sous la pression de la foule qui se répandait dans les couloirs à la recherche des détenus politiques. J’entendais des cris, des menaces, des acclamations, parmi lesquelles mon nom souvent répété.

Après une vaine résistance, au cours de laquelle son sabre lui avait été enlevé, le gardien-chef introduisit dans ma cellule « les délégués du peuple. » Aussitôt je fus bousculé par des amis enthousiastes que je voyais pour la première fois ; je dus subir l’étreinte de poitrines sympathiques, mais inconnues ; puis enlevé par des bras vigoureux, je fus hissé sur le siège d’un fiacre à côté de l’automédon.

En vain je demandais une place plus modeste à l’intérieur de la voiture : j’étais un trophée ; je devais servir à la décoration du char triomphal et numéroté qu’avaient réquisitionné mes libérateurs.

Déjà le cocher reprenait ses guides et son fouet, quand une clameur s’éleva : « Et Lentillon ! Et Lentillon ! »