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librement en Espagne tous les bons livres où les hommes peuvent puiser l’horreur du fanatisme, » ou de « limer les dents au monstre de l’Inquisition[1]. » Non qu’à cette politique répugnassent ses idées, mais il avait bien autre chose en tête. Un désir unique l’assiégeait : retourner à Paris, revoir Julie de Lespinasse. Vers ce but se tendait tout l’effort de sa volonté, et tout, hormis cela, lui semblait négligeable. De Ferney, les deux Espagnols avaient gagné Genève, où ils se séparèrent : le diplomate s’en revint à Paris ; le colonel reprit ses quartiers à Madrid, où, plusieurs mois durant, il s’efforça vainement d’arracher au ministre la faveur d’un congé nouveau. Peut-être, en désespoir de cause, allait-il recourir dès lors au grand moyen de la démission, quand un événement de famille apporta l’occasion cherchée. Ce fut le mariage de sa sœur, Maria Manuela Pignatelli, avec le duc de Villa-Hermosa. Malgré la disproportion d’âge, — la fiancée avait seize ans à peine et le futur près de quarante, — une vive inclination était l’origine de ce lien. Mora, heureux d’avoir son meilleur ami pour beau-frère, encouragea fort le projet, et, le 1er juin 1769, au palais d’Aranda, s’accomplit la cérémonie. Le marié, retenu en France par ses fonctions à l’ambassade, était représenté par le comte d’Aranda. Le marquis de Mora fut le témoin de sa sœur, et, le surlendemain de la noce, muni d’une permission en règle, il partait pour Paris avec la nouvelle duchesse, chargé de la remettre aux mains de son époux. Le voyage s’effectua en grande pompe : quatre carrosses et quinze chevaux faisaient une sorte de cortège ; et l’on fut dix-huit jours en route. Le 20 juin, le frère et la sœur franchirent les barrières de Paris ; et ce jour-là, dans la grande capitale, il y eut quatre heureux de plus.

Cette période fut, pour Julie et Mora, la phase lumineuse de leur vie. Sorti victorieux de l’épreuve de la séparation, leur amour s’était fortifié de ce qui aurait pu affaiblir une moins profonde tendresse. Aux transports du début s’ajoutaient la sécurité et cette sorte de doux orgueil qui nuit d’une mutuelle confiance. C’est au souvenir de ces défuntes ivresses que Mlle de Lespinasse exaltera, quelques années plus tard, en termes enflammés, « la plus charmante, la plus parfaite de toutes les créatures, » l’homme qui « seul lui aura fait connaître le bonheur, »

  1. Lettres de Voltaire à Dupont et à Jacob Vernes. Ibidem.