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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/114

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VII

Pendant cette douloureuse épreuve, on devine les tortures de Mlle de Lespinasse et les cruelles alternatives d’espoir et de découragement, qui tantôt abattaient son âme et tantôt l’exaltaient jusqu’au plus inquiétant délire. Tant que dura la maladie de Mora, l’arrivée du courrier d’Espagne provoquait, deux fois par semaine, chez son impressionnable amie, une fièvre violente suivie d’un « accès convulsif. » Les lettres par lesquelles, presque quotidiennement, ils s’efforçaient tous deux d’adoucir leur séparation sont, hélas ! aujourd’hui perdues, et nous en sommes réduits à l’imagination pour nous représenter ce qu’était cette correspondance. Les lettres de Mora, chaleureuses, passionnées, se sentaient sans doute, pour le style, de son origine étrangère ; Julie, en en montrant à Suard quelques échantillons, a soin de prier ce dernier de se départir un instant de son purisme académique : « J’ai un scrupule[1] en vous faisant voir ses lettres. Je vous prouve combien il est sensible, mais je fais tort à son esprit. Il est étranger, il m’écrit avec rapidité et négligence ; mais, croyez-moi, il a autant d’esprit que d’âme, et je l’avais jugé ainsi avant que de l’aimer. » Il nous est plus aisé, grâce à ce qui subsiste des lettres d’amour de Julie, de nous figurer de quel ton, de quel accent, étaient les pages que recevait Mora dans son lointain exil. « Elles avaient le mouvement et la chaleur de sa conversation, témoigne un homme qui a lu des fragmens de cette correspondance[2]. Elles trompaient sur son absence, elles la remplaçaient presque, au moment où on les recevait. »

Après les deux intéressés, le plus à plaindre en cette affaire était certainement d’Alembert. Celle qu’il avait associée à sa vie, énervée par l’attente, rongée par des tourmens dont elle devait dissimuler la cause, l’âme et le corps brisés par l’angoisse et par l’insomnie, maîtrisait mal les mouvemens de son cœur. Son humeur, de tout temps inégale, se faisait chaque jour plus chagrine, tournait parfois à l’aigreur et à l’amertume ; ou encore, des journées entières, elle restait silencieuse au coin de son feu solitaire, absorbée par son idée fixe et concentrée

  1. Archives du château de Talcy.
  2. Éloge d’Éliza, par le comte de Guibert.