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point cesser d’aimer. » Même chagrin chez Mora à mesure qu’approchait la fatale échéance ; mais sa jeunesse lui épargnait au moins le supplice du découragement et écartait les prévisions funestes. Il a foi dans l’avenir et se flatte d’une prompte guérison : « Ma santé, écrit-il[1], est parfaitement rétablie, et je suis au point où j’étais avant ce dernier accident. Je crois même que mon régime actuel vaut mieux que celui que j’observais auparavant, et j’en espère un effet plus assuré… » Il est vrai qu’il ajoute quelques lignes plus bas : « Le nom des Pyrénées que je lis dans votre lettre me fait trembler, en voyant déjà si près ce cruel mois de septembre ! » Mais l’espoir renaît aussitôt : « Je ne pourrais jamais m’y réduire, si je n’étais assuré de mon retour, qui comblera tous mes vœux et remplira toutes mes espérances. »

Ces « vœux, » ces « espérances » se rapportent au projet de son mariage avec Julie. Il comptait bien mettre à profit son séjour à Madrid pour vaincre sur ce point l’opposition de sa famille, emporter l’affaire de haute lutte, et ne revenir à Paris qu’avec le titre de fiancé. Il laissait en partant cette promesse solennelle, gage de son indestructible tendresse, rayon qui brille au plus fort de l’orage. Et c’est aussi à quoi fait allusion ce passage d’une des premières lettres adressées à Guibert par Mlle de Lespinasse[2] : « Vraiment vous me faites une singulière question : A-t-il de meilleures raisons que moi pour cette absence[3] ? Ah ! oui, il en a de meilleures, il en a une absolue, et telle que, s’il vient à vaincre, le sacrifice de ma vie ne pourrait pas m’acquitter. Toutes les circonstances, tous les événemens, toutes les raisons physiques et morales sont contre moi ; mais il est si fort pour moi, qu’il ne me permet pas d’avoir un doute sur son retour. » Le bruit de ce projet s’était même si bien répandu qu’au fond de sa terre du Forez le comte d’Albon eut vent de la nouvelle et, craignant qu’à cette occasion sa sœur ne réclamât le nom de sa mère et sa part d’héritage, il soumit la question à un avocat renommé, dont la consultation est encore aujourd’hui dans les archives d’Avauges[4]. Craintes d’ailleurs superflues, car, « toujours entraînée, comme dit justement Morellet, par un sentiment qui n’avait point d’autre objet que lui-même, » Julie ne songeait

  1. Lettre du 1er juillet 1772 à Condorcet. Ibid. Documens complémentaires.
  2. 21 juin 1773. — Édition Asse.
  3. Guibert venait alors de partir pour un long voyage, en Allemagne.
  4. Archives du marquis d’Albon.