Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/120

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

amis. » — « Mlle de Lespinasse est encore bien inquiète, mande-t-il de même à Mme Suard, et ces accidens si répétés, dans un corps si délicat, ne fondent que trop ses inquiétudes[1] ! »

Mora pourtant se remit assez rapidement ; mais Lorry, son médecin, prescrivit que, l’été venu, il fit une saison à Bagnères, station thermale alors fort réputée pour les affections de poitrine[2]. Cette séparation nécessaire ne devait être qu’une préface à un plus long et plus douloureux sacrifice. La famille des Fuentès traversait en effet une série de tristes épreuves. La vie coûteuse de Paris et de Versailles et le grand train de l’ambassade avaient fortement ébréché le patrimoine du comte ; il glissait sur la pente qui aboutit vite à la ruine. De plus, aux gros soucis que lui donnait la santé de son fils, il s’en joignait de tout pareils au sujet de sa femme : la faiblesse, la langueur qui minaient de longue date la comtesse de Fuentès avaient fait des progrès dangereux, et l’on craignait qu’elle n’eût les poumons attaqués. Accablé de tourmens, l’ambassadeur perdait littéralement la tête et prenait Paris en dégoût. « Il paraît que son hypocondrie augmente tout les jours, lit-on dans les lettres d’Azara, et certainement tout ce qu’il voit n’est pas fait pour l’égayer. » — « Il a obtenu un congé pour passer un certain temps à Madrid, » reprend quelques jours après le même correspondant[3]. En quittant, dans ces circonstances, un poste, que d’ailleurs il ne devait plus reprendre[4], Fuentès exigeait que son fils, sa saison d’eaux terminée, vînt le retrouver en Espagne, pour s’y soigner auprès de sa mère

Tels étaient les projets, dont le seul énoncé faisait frémir Julie de Lespinasse. Son angoisse se trahit, malgré l’effort qu’elle fait pour se contraindre, dans ces lignes à Condorcet : « M. de Mora[5] a passé hier l’après-dînée chez moi. Il était fort bien, mais l’avenir m’effraie : trois cents lieues d’éloignement, et une maladie mortelle ! Cette pensée est au-dessus de mon courage. Il est affreux, ce qu’une affection de plus met de malheur dans la vie. Cependant le sentiment a un tel charme qu’on ne voudrait

  1. Archives du château de Talcy.
  2. Les eaux de Bagnères, déjà connues des Romains, avaient été remises en vogue, l’année 1712, par le duc de Lauzun.
  3. 11 juin 1172. Cartas de Azara à Roda.
  4. Il ne revint même pas présenter ses lettres de rappel et fut remplacé par le comte d’Aranda.
  5. Lettre du 14 juin 1772. Lettres inédites, publiées par M. Ch. Henry.