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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/164

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premier jour. J’allais mieux hier matin, j’ai été dîner chez la duchesse de Broglie ; j’en suis sorti avec la fièvre et je n’ai pourtant rien dit ; je voulais y rencontrer des hommes influens pour ce que nous désirons ; elle me sert elle-même avec une grande chaleur d’amitié, mais il y a toujours délai sur délai et, pendant ce teins, les jours coulent et je serai peut-être obligé de revenir malade et pas plus avancé du côté de la diplomatie, car de deux autres côtés on m’offre des pensions et la liberté pour me livrer à mon talent, — mais cela n’arrangerait ni Mme Birch, ni ma famille. J’ai dîné hier avec un poète anglais, M. Moore, l’ami de lord Byron : il doit venir demain chez quelqu’un entendre de mes vers ; mais rassurez-vous, je n’en dis plus, je puis à peine parler ces jours-ci, c’est un de mes amis qui s’en charge. Je vais ce soir, avec ma fièvre, chez le ministre de qui je dépends ; il est bien disposé, mais il voit que je ne puis pas aller au Nord et dit qu’il n’y a rien de vacant au Midi.

Adieu, chère Marie. Je quitte la plume de fatigue, mais je suis sans cesse en esprit avec vous, et cette dernière lettre si tendre me ravit ! J’espère que je serai mieux ces jours-ci et me dédommagerai. Adieu, je ne perds ni confiance ni courage et je ne les perdrai jamais ; cette vie est une longue tribulation, il faut s’y attendre et je la connais, mais adieu !


Est-ce à ce moment qu’il faut placer la lecture de quelques-unes des Méditations à l’Abbaye au Bois ? Cette lecture, que mentionnent en termes assez vagues les Souvenirs rédigés par Mme Lenormant, ne peut avoir été faite par Lamartine lui-même, le poète n’ayant eu qu’en 1832 « le hasard heureux » de voir Mme Récamier. D’après une tradition qui s’est conservée dans la famille de Mme Récamier, et que rapporte le dernier historien de celle-ci, ce fut Genoude qui lut à l’Abbaye les bonnes feuilles de l’ouvrage[1]. Il est donc très probable que la lettre de Lamartine permet de dater ce menu épisode de l’histoire littéraire, et que d’autre part l’ami dont il est parlé dans cette lettre est le dévoué Genoude.

Pour ce qui est de la rencontre avec Moore[2], un détail en rend l’anecdote piquante. Lamartine n’eut jamais de relations avec lord Byron, qui de son côté ne lut jamais un vers de Lamartine. Toutefois le poète anglais connaissait, par la renommée, l’existence de l’épître que lui avait adressée un jeune poète français, et c’est précisément à Moore qu’il écrivait, à la date du

  1. Herriot, Madame Récamier et ses amis, II, 103.
  2. Thomas Moore, l’auteur de Lalla Rouk, est aujourd’hui bien oublié : il égalait alors en réputation lord Byron. Il séjourna en France, de 1820 à 1822, pour éviter la saisit, qui le menaçait en Angleterre. C’est pendant ce séjour à Meudon qu’il composa son poème : les Amours des Anges, avec lequel l’Eloa de Vigny n’est pas sans analogie.