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compagnons de supplice que par l’auréole peinte derrière sa tête, et l’envolée des anges au-dessus de la croix. Le fait central, le seul fait d’une réalité essentielle, n’est pas exprimé. Pour Giotto, au contraire, la première nécessité est de nous faire voir, dans la crucifixion du Christ, les aspects qui la distinguent de l’exécution d’un malfaiteur. Il n’ignore point les images qui s’associent d’ordinaire à une scène de mort aussi douloureuse, mais il se refuse délibérément à insister sur elles, pour ne point divertir nos âmes de la vérité plus rare, plus profonde, qu’il a entrepris de leur présenter. Mille hommes ont péri sur la croix, et l’horreur, l’agonie, ont été les mêmes pour tous : mais le Christ seul, entre eux tous, était un Dieu, et n’est mort ainsi que pour nous sauver.


Un poète chrétien, voilà ce qu’a été proprement Giotto. Il a voulu donner une voix aux murs des églises, afin que, mêlée aux chants liturgiques et aux hymnes populaires, elle emportât les cœurs jusqu’au trône de Dieu. Et cette voix chante encore, continue à remplir sa pieuse mission. Je connais au monde peu de temples plus profondément imprégnés de foi que la petite église déserte de Padoue où Giotto évoque devant nous, dans toute sa longue suite, le drame de la vie et de la mort du Christ. Nulle part ailleurs, pas même dans les cellules et les cloîtres du Couvent de Saint-Marc, nous ne sentons plus vivement tout ce que ce drame a eu de surnaturel, à la fois de simple et de sublime, de supérieur à nous et d’important pour nous : si bien qu’il ne faut pas moins que la vue des fresques du jeune Mantegna, dans l’église voisine, pour nous réveiller tout à fait de notre rêve mystique, en nous rappelant que la peinture sait aussi célébrer la beauté terrestre, et tirer de notre réalité même un ravissement pour nos yeux. Mais plus grand encore, et infiniment plus cruel, est le contraste que nous éprouvons lorsque, dans l’église Santa-Croce de Florence, au sortir des deux chapelles décorées par Giotto, nous pénétrons dans celles où s’étale l’œuvre de ses élèves et continuateurs immédiats, les Giottino et les Gaddi, les Giovanni da Milano et les Gerini. Le chant s’arrête, pour être remplacé par un bavardage puéril et confus. Sous prétexte de nous représenter des scènes de l’Évangile ou de la vie des saints, on nous débite toute sorte d’anecdotes sans intérêt pour nous[1]. Hérodiade se remet à danser, en présence de la tête coupée de saint Jean-Baptiste et les serviteurs s’empressent à essuyer les plats. Et notre ennui s’aggrave encore de l’impression que toutes ces histoires nous sont contées dans la même langue dont s’est

  1. Rien n’est plus instructif, à ce point de vue, que de voir les déformations « réalistes » infligées à la pensée de Giotto par ceux de ses élèves qui, à Assise, ont voulu reproduire ses fresques de Padoue.