Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/543

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pensée, dans un état de crainte superstitieuse et d’enfantine ignorance des lois naturelles, qu’en spéculant sur la prétendue histoire des fétiches, des amulettes, des totems et des tabous. Les Napolitains d’aujourd’hui, eux aussi, battent leur saint quand ce dernier ne leur envoie pas la pluie demandée, ou quand il n’a pas bien dirigé le coup de couteau qui devait tuer un ennemi par derrière. Il n’y a pas besoin d’être si grand clerc pour redevenir, par la pensée, enfant ou même sauvage : qui peut le plus peut le moins. Je concède qu’un Papou ne comprendra pas un Renan ; mais je crois que Renan comprendra suffisamment le Papou, et que, d’ailleurs, le moraliste français du XXe siècle peut se passer de le comprendre.

Loin d’être « scientifique, » la proscription de la psychologie du nombre des origines de la morale est un système préconçu, aussi arbitraire que les métaphysiques les plus incriminées. L’histoire qu’on nous propose d’une prétendue « réalité sociale » dont tous les ressorts psychologiques seraient exclus ressemble à une histoire des guerres napoléoniennes qui décrirait les mouvemens extérieurs de Napoléon, de ses généraux et de ses armées, en s’interdisant de parler, à titre de causes explicatives, des projets utopiques de Napoléon, de ses mobiles ambitieux, de son caractère insatiable, de son tempérament actif et énergique, de l’enthousiasme qu’il excitait autour de lui, bref, de toute la psychologie napoléonienne ou circa-napoléonienne.

Cette proscription de la psychologie est d’autant plus étonnante que, à vrai dire, la morale roule tout entière sur les intentions psychologiques. Ne pas s’occuper de ces intentions, c’est-à-dire des idées que nous concevons de certains faits ou de certaines règles, ainsi que des sentimens attachés à ces idées, n’admettre comme causes des actes que les mœurs et données sociales, c’est de l’aveuglement volontaire. Nous ne trouvons, pour notre part, rien de « scientifique, » à tout considérer dans une montre excepté les ressorts qui la meuvent, à tout considérer dans la morale excepté les mobiles et la classification ou évaluation que subissent les idées-forces dans la pensée d’un être intelligent. Va pour une « psychologie sans âme, » mais qu’est-ce qu’une morale sans motifs et mobiles psychologiques ? Ne vouloir accepter ces derniers qu’à l’état de « cristallisation sociale » de mœurs, de croyances collectives, etc., c’est vraiment ne vouloir étudier les choses que « par masses et en gros, » non