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n’est pas d’une conception théorique ni d’un système d’idées que la prescription morale tire son autorité ; c’est de la pression sociale. » Cette autorité pourra donc subsister par sa force propre, au moins fort longtemps, « quelles que soient les méthodes employées par la science pour étudier les morales ; » de même que la science des religions, jusqu’à présent, ne semble pas avoir amené de changement marqué dans l’état des croyances religieuses. « Le danger dont on était si ému est donc tout à fait imaginaire[1]. » — Nous ne saurions partager cette confiance des sociologues exclusifs. L’histoire même des croyances religieuses se retourne contre ceux qui l’invoquent. Au pays de Voltaire, il est manifeste que ces croyances ont diminué dans la nation, presque disparu chez les ouvriers comme chez les intellectuels, notablement baissé chez les paysans et, en général, dans la partie masculine. Le sentiment religieux subsiste encore chez beaucoup, grâce surtout à son alliance avec le sentiment moral ; mais, que la critique parvienne à dissoudre les idées morales comme les idées religieuses, les sentimens moraux eux-mêmes finiront par s’atrophier. Les sociologues raisonnent comme quelqu’un qui dirait : — J’ai beau frapper au cœur tel animal, il cesse, il est vrai, de bouger, de se mouvoir, de sentir ; mais tout ne meurt pas à la fois dans son organisme : les ongles vont continuer de croître, et aussi les cheveux, et certaines autres parties qui vivront encore quelque temps. Rassurez-vous donc.

— La morale d’une société donnée, nous dit-on, a beau être toujours relative et provisoire, « elle n’est pas sentie comme telle. Au contraire, elle s’impose avec un caractère absolu qui ne tolère ni la désobéissance, ni l’indifférence, ni même la réflexion critique. Son autorité est donc toujours assurée tant qu’elle est réelle[2]. » — Que voulez-vous dire ? Entendez-vous que l’autorité sera assurée par une soumission de fait ? Je réponds que, en fait, il y a des hommes qui violent la morale prétendue donnée. Entendez-vous leur acceptation intellectuelle ? Mais vous êtes vous-même en train de « critiquer » et de détruire les motifs de cette acceptation, de cette autorité. Elle ne sera donc absolue, pour moi et pour les autres, qu’autant que votre doctrine ne m’aura pas convaincu et n’aura pas convaincu les autres. Si l’idée d’obligation n’est, comme vous le dites, qu’un

  1. Lévy-Bruhl, ibid., p. 140.
  2. Ibid., p. 145.