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mes habitudes d’esprit, ma pauvre mère, trop prompte à s’alarmer du moindre nuage qui traversé notre existence naturellement si sereine. C’est ce qui fait que de longtemps peut-être je ne serai plus libre dans ma famille, et que je ne dois plus compter beaucoup sur mes vacances pour avancer mes travaux, quels qu’ils soient.

En outre, si vous connaissiez les mœurs de nos petites villes, les exigences des parens, des camarades ou des simples connaissances ! Je ne vais jamais à la ville, — et j’y vais souvent, — que je n’aie plusieurs visites à faire. Encore suis-je en retard avec tout le monde. Nous sommes complètement seuls à la campagne, l’unique voisine qui nous visitât tous les soirs est rentrée à la ville ; aussi, depuis six heures et demie jusqu’à dix heures ou dix heures et demie, restons-nous tous quatre au coin du feu : ma mère avec son aiguille, mon père avec son journal, Charles[1] avec un livre de médecine, et moi avec n’importe quoi, crayons, ou livre de littérature. Quelle triste saison ! charmante quand il fait tiède comme aujourd’hui. Le jardin est complètement dépouillé, quelques arbres exceptés qui se couronnent de feuilles à l’été de la Saint-Martin. Il y a bien des poèmes et bien des tableaux dans tout cela : je vous parlerai de mes tilleuls, de mes guérets ensemencés, de mes treilles sans feuilles, de mes frênes emmaillottés de lierre, de mes grands ormeaux chargés de lichens jaunes, et des oiseaux d’hiver qui passent et s’en vont vers la mer, quand nous flânerons ensemble, dans une dizaine de jours, sur vos boulevards… »

Une année s’écoule encore. Eugène Fromentin quitte l’atelier de Rémond pour celui de Cabat, où il ne fera que passer. Ce maître exercera néanmoins sur lui par la distinction de son art une réelle influence. Le jeune peintre étudie, tâtonne et se cherche.

Subitement, le 4 juillet 1844, — il avait à peine vingt-quatre ans, — Madeleine vient mourir à Paris. Eugène, à travers une porte vitrée, assiste un instant à son agonie. Tout le passé, qui déjà s’assoupissait en lui, se réveille tumultueusement. Dans l’affolement de sa douleur, il écrit à sa mère et à ses amis des lettres, disparues aujourd’hui, dont nous devinons le ton aux réponses qu’elles provoquent. Emile Beltrémieux, alors à La

  1. Son frère.