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inconvéniens, la Porte trouve les uns ou les autres, selon les circonstances, à l’ouverture ou à la fermeture des détroits ; elle non plus ne saurait s’attacher à l’inflexibilité d’une règle constante.

Constantinople, depuis longtemps, avec sa « question d’Orient » et sa « question des Détroits, » a la réputation d’être la meilleure école des diplomates : c’est là, en effet, mieux qu’ailleurs, qu’ils apprennent par expérience ce que portent toujours en eux d’instable et de caduc les contrats internationaux les plus solennels ; ils ne sont en réalité que la notation provisoire d’un équilibre de forces, et les règles auxquelles le pharisaïsme des puissans impose le nom de droit se modifient souvent au gré des intérêts de ceux-là mêmes qui les ont édictées.


II

Au moyen âge, et jusqu’à la fin du XVIIe siècle, la Mer-Noire est un bassin fermé, propriété exclusive des maîtres de Constantinople, empereurs de Byzance d’abord, puis sultans turcs, qui en occupent effectivement tous les rivages et n’y tolèrent d’autre pavillon que le croissant. Le problème, jusque-là, est simple, ou plutôt il n’y a pas de problème ; comme l’écrivait Galitzine, envoyé de Pierre le Grand à Constantinople : « Le Sultan considère la Mer-Noire comme sa propre maison, où les étrangers ne peuvent point pénétrer : c’est une vierge enfermée au fond du harem, cachée aux regards des étrangers, et il préférerait plutôt la guerre que de permettre aux autres nations de naviguer sur cette mer intérieure. » Mais la vierge que le Grand Seigneur entend réserver à son caprice, le rude cavalier qui rôde par la steppe, le poil hérissé des glaçons du Nord, darde sur elle ses prunelles de loup ; dès qu’il peut se fier à la force de son bras, ravisseur hardi, il fond sur sa proie et l’empoigne. Pierre le Grand, par la prise d’Azov, fait brèche dans les murs du sérail où languit la belle captive. Le Turc s’émeut ; le secrétaire de la Sublime Porte, pendant les négociations qui précèdent la paix de Constantinople, en 1700, déclare : « Quand les navires étrangers obtiendront la faculté de naviguer librement sur cette mer, la fin de l’Empire ottoman aura sonné. » Prophétie prématurée si on la veut entendre strictement ; prophétie réalisée si l’on considère que l’Empire ottoman n’a survécu à la liberté de la Mer-Noire que