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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/843

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généreuse, je m’engage à vous rendre votre parole, si vous avez à vous reprocher quelque méprise… Avouez-le-moi, et je vous réponds de n’en pas être blessée. Croyez qu’il n’y a que la vanité qui rende difficile, et je n’en ai point. Je ne suis qu’une bonne créature, bien bote, bien naturelle, qui aime mieux le plaisir de ce que j’aime que tout ce qui n’est que moi et pour moi… Mettez-vous bien à votre aise, et écrivez-moi un peu, beaucoup, ou point du tout[1]. »

Le départ était annoncé pour le mercredi 19 mai. Pourtant, le lendemain de ce jour, Julie est instruite par hasard qu’on a vu Guibert à Paris : « J’allai moi-même savoir si vous n’étiez point malade, et, ce qui vous paraîtra affreux, c’est qu’il me semble que je le désirais. Cependant, par une inconséquence que je ne vous expliquerai pas, je me sentis soulagée en apprenant que vous étiez parti[2]. » Ce trouble, cette incertitude, c’est ce qui, après la séparation, caractérise encore les premières lettres de Julie : « Comme j’ignore l’impression que me fera votre départ, disait-elle avant les adieux[3], je ne sais point si j’aurai la liberté et la volonté de vous écrire. » Cette volonté, comme bien on pense, n’attend même pas que Guibert ait franchi la frontière de France ; mais les longues pages qu’il reçoit à Strasbourg sont faites pour dérouter un homme aussi habitué aux conquêtes. Il semble, à lire certains passages, qu’elle cherche à se reprendre, qu’elle retrouve dans la solitude le courage qui lui manque lorsqu’ils sont en présence : « Non, non, je ne veux pas de votre amitié… Elle m’exaspérerait, et j’ai besoin de me reposer, de vous oublier pendant quelque temps. » Il est vrai que l’instant d’après, elle atténue la dureté de sa phrase : « Oui, votre absence m’a rendu le calme, mais aussi je me sens plus triste. Je ne sais si je vous regrette, mais vous me manquez comme mon plaisir. » Et l’inquiétude la hante que les distractions du voyage fassent tort au souvenir de l’amie : « Quand vous lirez ceci, mon Dieu, à quelle distance serez-vous ? Votre personne ne sera qu’à trois cents lieues, mais voyez quel chemin votre pensée aura fait ! Que d’objets nouveaux ! Que d’idées, que

  1. Lettres des 23, 30 mai et 1er juillet 1773. — Édition Asse.
  2. Guibert avait quitté Paris le jeudi 20 mai, à cinq heures et demie du soir : « Pourquoi n’êtes-vous pas parti mercredi ? l’interroge peu après Julie avec une jalouse inquiétude. Est-ce à quelqu’un ou à vous-même que vous avez accordé ces vingt-quatre heures ? »
  3. Lettre du 15 mai. Ibidem.