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ne vous disais pas ce que je sens, ce que je pense, je ne vous dirais rien. » Quelques semaines après : « Vous êtes jeune, vous avez connu l’amour, vous avez souffert, et vous en avez conclu que vous étiez sensible ; et cela n’est pas vrai[1] ! »

Les plaintes, les reproches de ce genre sont dès ce moment chose commune sous la plume de Julie, mais ce ne sont pourtant encore que des nuages fugitifs, que fondent vite les rayons de sa tendresse naissante. Chaque pas fait en arrière est suivi d’un retour, et la frayeur d’avoir offensé son ami lui inspire des accens où se révèlent les progrès de sa flamme. Elle renonce graduellement à s’attarder dans de vaines équivoques ; cette passion qu’elle ne peut plus vaincre, elle la confesse avec une entière loyauté, et rarement tel aveu trouva-t-il plus charmante et plus délicate expression : « Je vous aime trop pour pouvoir m’imposer la moindre contrainte ; j’aime mieux avoir à vous demander pardon que de ne point faire de fautes. Je n’ai plus d’amour-propre avec vous… Je ne connais point de devoirs envers mon ami ; je me rapproche de l’état de nature ; les sauvages n’aiment pas avec plus de sensibilité et de bonne foi. Le monde, le malheur, rien n’a pu corrompre mon cœur… Ne chicanez pas, accordez-moi beaucoup ; vous verrez que je n’abuse point. Oh ! vous verrez comme je sais bien aimer ! Je ne fais qu’aimer, je ne sais qu’aimer ! » Citons encore ces lignes, si tendres sous leur apparente rudesse : « Je n’adopte aucune de vos louanges, et je vais vous étonner : c’est qu’elles ne me louent point. Que m’importe que vous jugiez que je ne sois pas bête ? Il est singulier, mais il est pourtant vrai que vous êtes l’homme du monde auquel je me soucie le moins de plaire. » Et voyons-la enfin abdiquer tout orgueil, implorer d’un ton suppliant, à défaut de tendresse, un peu de douceur et de pitié : « Songez que vous devez beaucoup à ma situation : je suis malheureuse, je suis malade ; voyez si cela ne sollicite pas votre vertu. Ce qu’elle m’accordera sera payé d’une reconnaissance infinie. Mon Dieu, Je pauvre motif et le pitoyable sentiment, ne trouvez-vous pas[2] ? »

Nul ne peut s’y tromper ; c’est bien le langage de l’amour, parfois timide encore, mais cependant complet et déjà exclusif, régnant seul sur le cœur où il s’est installé en maître. Si celui

  1. Lettres des 21 juin et 25 juillet. Ibidem.
  2. Lettres des 14 juillet, 1er et 9 août 1773. Ibid.