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qui reçoit ces lignes en peut encore douter, il suffira pour le convaincre des passages où Julie laisse éclater, comme malgré elle, la souffrance intime que lui cause la liaison, non encore dénouée, de Guibert avec Mme de Montsauge. Le nom de cette dernière revient constamment sous sa plume ; elle interroge Guibert avec une curiosité douloureuse ; a-t-il, en même temps que les siennes, eu des lettres de sa maîtresse ? Lesquelles a-t-il lues les premières ? Auxquelles a-t-il répondu d’abord ? « Réglons nos rangs, donnez-moi ma place ; mais, comme je n’aime pas eh changer, donnez-la-moi un peu bonne. Je ne voudrais pas de celle où vous souffrez cette malheureuse personne. » Souvent aussi elle s’apitoie sur le sort de l’homme supérieur lié à une créature incapable de le comprendre : « D’où vient donc que cette femme ne vous aime pas à la folie, comme vous voudriez l’être, comme vous méritez de l’être ? A quoi donc peut-elle employer son âme et sa vie ? Oh ! oui, elle n’a ni goût ni sensibilité, j’en suis sûre. Elle devrait vous aimer, ne fût-ce que par vanité… Mais de quoi vais-je me mêler ? Vous êtes content, ou, si vous ne l’êtes pas, vous aimez le mal qu’elle vous fait[1]. » C’est ainsi déjà que l’on sent naître et grandir en elle cette jalouse inquiétude qui deviendra bientôt l’un des pires tourmens de sa vie.

Une autre crainte l’agite et se fait jour en plusieurs de ses lettres : elle tremble que le monde ne vienne à soupçonner l’intimité, — tout innocente soit-elle, — qui l’attache à Guibert, et que le bruit en aille jusqu’à Madrid, pour y semer le désespoir dans un cœur confiant et fidèle. Un jour, Chastellux a fait une discrète allusion au sentiment nouveau qui remplit ses pensées : « Il prétend que je vous aime beaucoup, comment le sait-il ? Lui auriez-vous écrit ? » Une autre fois, dans une visite à Mme de Boufflers, la causerie a pris une tournure plus alarmante encore : la maîtresse de maison, grande amie de Guibert, a déclaré, devant une nombreuse assistance, que ce dernier n’aimait plus Mme de Montsauge, mais qu’il était « fortement attaché, » sans qu’on sache à quelle femme, et qu’il ne voyageait que pour guérir son cœur. « Enfin, après bien des conjectures sans intérêt, on vint à me demander si je vous aimais, si je vous connaissais beaucoup, car je n’avais pas dit un mot : Oui, je l’aime

  1. Lettre du 1er juillet.