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dont la famille soutenait depuis nombre d’années un grand procès contre la maison de Fuentès. Si elle n’était âgée que de onze ans à peine, elle apportait en dot le duché d’Almazan, et la mort récente de son frère la faisait unique héritière d’une magnifique fortune[1]. On s’avisa, dans les deux camps, que cette alliance serait un sûr moyen de terminer un débat séculaire, et l’idée fut réalisée aussitôt que conçue. On expédia à Saragosse le fiancé juvénile, escorté de son précepteur ; il y trouva la future et sa mère ; les stipulations du contrat furent vivement rédigées ; et le 4 décembre 1756, en présence de quelques parens conviés à la cérémonie, fut signé l’acte solennel qui unissait deux destinées. Le même jour, dans la Gaceta, paraissait le décret qui donnait à Mora le titre de cadete. Le jeune marquis se réveilla donc le lendemain pourvu d’une charge militaire et muni d’une épouse qui jouait encore à la poupée.

Après cette grande journée, trois ans s’écoulèrent pour Mora sans incidens qui vaillent d’être notés. Ses parens restèrent à Turin ; il demeura à Saragosse, logeant à l’hôtel d’Aranda, sous les yeux vigilans de sa belle-mère et de son précepteur. Son temps se partageait entre ses études littéraires et son apprentissage dans le métier des armes ; il ne voyait sa femme qu’à de rares intervalles et par-devant témoins. Vers la fin de l’année 1759, on décida que l’heure était venue de mettre un sceau définitif à des nœuds imparfaits. Les Fuentès revinrent d’Italie, les Aranda de Portugal ; les deux familles se joignirent à Madrid : quelques fêtes furent organisées ; et le 6 avril 1760, la bénédiction religieuse fut donnée en grande pompe, au milieu d’une foule composée de toute la noblesse du royaume. Mora, nous apprend-on, parmi cette brillante assistance remporta le plus vif succès. Il fut unanimement jugé « un superbe garçon, » bien découplé, d’apparence vigoureuse, de tournure élégante, doué d’une physionomie heureuse, qu’éclairaient des yeux noirs, ardens et expressifs. On n’en put dire autant de l’épousée, petite, menue, les traits passables, mais l’aspect d’un enfant chétif, brune de peau « à faire peur, » et la bouche prématurément dégarnie. « On dit qu’elle n’est point laide, — écrit Walpole, qui la vit peu de mois après[2]. — et qu’elle a une aussi bonne dentition qu’on peut le souhaiter, quand on n’a que deux dents,

  1. Le comte d’Aranda possédait, dit-on, plus de 400 000 livres de rente.
  2. Lettre du 7 juin 1760. — Édition Cunningham.