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épreuve : lors de la mesure violente qui signala son ministère, l’expulsion des jésuites d’Espagne, le secret fut si bien gardé que, le même jour, à la même beure, toutes les maisons furent fermées à la fois, sans que personne d’avance en ait eu le soupçon. « Comment avez-vous pu agir avec un tel mystère ? lui demandait-on par la suite. — En n’en parlant point, » fut sa simple réponse.

Je n’ai pas à décrire la popularité dont jouissait Aranda dans le clan encyclopédique et combien l’on y faisait fête à cette puissante recrue. Voltaire menait le branle avec sa verve accoutumée : « Vous saurez, écrit-il à Mme du Deffand[1], qu’il y a une trentaine de cuisiniers répandus dans l’Europe qui, depuis quelques années, font des petits pâtés dont tout le monde veut manger. On commence à les trouver fort bons, même en Espagne ; le comte d’Aranda en mange beaucoup avec ses amis. » Et Galiani constate combien l’enthousiasme du maître a promptement gagné les disciples : « Le bon vieux[2] est à présent tout Espagnol, tout entier à Aranda, et il donne le ton à toute la nation française. » C’est en effet un concert unanime d’applaudissemens, de louanges hyperboliques, pour le héros qui entre prend « de nettoyer les nouvelles écuries d’Augias, » pour le victorieux pourfendeur du « fanatisme et de la superstition, » pour le hardi libérateur « qui a chassé les jésuites d’Espagne, et qui chassera encore bien d’autres vermines. » Tel est, au foyer conjugal, l’air que respire quotidiennement un adolescent passionné, épris de nouveautés, et préparé à ces idées par une culture essentiellement française ; tels sont les refrains qui bourdonnent, perpétuellement à ses oreilles. Une éducation si spéciale aide à comprendre comment le marquis de Mora, lorsqu’il prit pied, quelques années plus tard, dans le salon de la rue Saint-Dominique, n’eut pas d’effort à faire pour se trouver au ton de la maison et se sentit plus à son aise dans un cercle de philosophes que dans un salon madrilène.

Presque aussitôt après le mariage de son fils, le comte de Fuentès fut nommé ambassadeur en Angleterre. Il y emmena avec lui le jeune couple. L’année suivante, la marquise de Mora mettait au monde une fille[3], qui fut appelée Joaquina, du nom

  1. Lettre du 24 avril 1769. Édition Lescure.
  2. Lettre du 27 juin 1768. Lettere di Galiani al marchese Tanucci, passim.
  3. Novembre 1761.