l’année 1872… le ciel était sombre et la pluie tombait par torrens. Wagner monta en voiture avec quelques-uns de nous pour regagner la ville. Il se taisait, et son long regard, qui semblait replié sur lui-même, lui donnait une expression que les paroles ne sauraient rendre… Ce que Wagner vit en lui-même, ce jour-là, — comment il se développa, ce qu’il est, ce qu’il sera, — nous, ses plus proches, nous pouvons jusqu’à un certain point le revoir une seconde fois. » Et c’est de cette vision que Nietzsche, dans son Richard à Bayreuth, a magnifiquement décrit la magnificence.
Le livre, ou plutôt la brochure, forme la cinquième des Considérations inactuelles. (La troisième était consacrée à la glorification de Schopenhauer, alors l’autre idole de Nietzsche, qui, plus tard, la devait aussi briser.) Nietzsche, dès les premières pages, considère Wagner sub specie æternitatis ; il le place et le fixe en dehors, au-dessus de son temps : d’où l’épithète qu’il donne à ses « considérations. » Et pour les disciples mêmes du maître, pour ses auxiliaires, il ne craint pas de réclamer une part de cette glorieuse « inactualité. » « Tous ceux qui vont participer aux fêtes de Bayreuth seront considérés comme n’appartenant pas à leur époque. Ils se sont créé leur patrie ailleurs que dans le temps présent ; ils trouvent ailleurs leur raison d’être et leur justification. »
« Musique de l’avenir, » a-t-on répété naguère à satiété. Nietzsche, qui n’emploie nulle part cette formule, partout la commente et l’amplifie. Il lui donne une portée extraordinaire. L’avenir qu’il attend de cette musique, et qu’elle inaugure, est celui non seulement d’un art, mais de tous les arts et de la civilisation tout entière. Il en salue la première heure avec une religieuse émotion : « Quant à nous, les disciples de l’art ressuscité, nous aurons le temps et la volonté pour être sérieux, profondément sérieux. Toutes les paroles et le bruit que la civilisation a fait entendre jusqu’à présent sur l’art doivent nous faire l’effet d’un empressement indiscret. Tout nous fait un devoir du silence, du silence dont les Pythagoriciens faisaient vœu pour cinq ans. Qui de nous n’a souillé ses mains et son cœur à l’idolâtrie honteuse de la culture moderne ? Qui pourrait se passer des eaux lustrales ? Qui pourrait ne pas entendre la voix qui lui crie : Fais silence et sois pur ! Fais silence et sois pur ! Le mérite seul de compter parmi ceux qui prêtent l’oreille à cette voix nous