affranchir de l’épouvante qu’inspirent la mort et le temps. Elle nous enseigne qu’un seul moment de notre vie peut contenir quelque chose de supérieur et de vraiment sublime. Tel est le sentiment tragique. Il faut que nous en soyons tous animés. Or, à Bayreuth, le sentiment tragique a fait de nouveau son apparition dans le monde. Il n’est pas de joie plus enivrante que de l’éprouver. « Cette joie est bien une joie tout impersonnelle et générale, un jubilé de l’humanité proclamant la liaison et l’avancement de tout ce qui est humain. »
Richard Wagner à Bayreuth offre un bel exemplaire, — et très allemand, — de haute critique d’art : critique surtout idéale, je veux dire qui raisonne moins sur les faits ou les documens, voire sur les œuvres, que sur les idées pures ; qui procède, plutôt que par des analyses particulières, par de vastes généralisations et de grands partis pris. Sans doute il était impossible que Nietzsche, au cours de son étude, ne citât pas tel ou tel drame wagnérien; mais il ne fait guère davantage. Il nomme seulement Tannhäuser et Lohengrin. Il n’accorde que peu de lignes, — qui sont d’un philosophe autant que d’un musicien, — tantôt à la pureté morale d’une scène comme « le Réveil de Brunnhilde, » tantôt à l’austère rigueur de formes, à la grandeur simple, mais surtout à la pensée métaphysique de Tristan.
La biographie même de Wagner est tracée, ou plutôt esquissée ainsi, par des touches puissantes et surtout idéales. Nietzsche inscrit en quelques pages la courbe hardie et montante de la pensée wagnérienne. Il nous montre cette pensée plénière et parfaite en Wagner, mais en lui seul, dès le commencement ; ignorée d’abord par les autres, puis méconnue par eux. Deux fois, dans Tannhäuser et dans Lohengrin, on dirait que Wagner interroge le monde, lui demandant s’il ne veut pas être sien, s’il ne souffre pas de la même douleur que lui-même, s’il n’aspire point à la même félicité. Personne encore ne lui répond. Alors, et comme pour se délasser et se détendre, alors, « conférant seul avec lui-même dans les saintes profondeurs de son âme, » il écrit un Tristan, « cet opus metaphysicum de tout art, cette œuvre sur laquelle repose le regard brisé d’un mourant, avec son désir si doux, si insatiable, des mystères de la nuit et de la mort. » Il sent déjà, comme apaisé, moins d’amertume et plus de calme. « Il renonce à la puissance avec plus d’amour et de tristesse que d’effroi, » quand soudain auelque chose comme un bruit confus