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rencontrer et célébrer ensemble une fête, comme nous l’avons fait. Et, à ce moment, les bons navires demeuraient si paisibles dans le même port, sous le même rayon de soleil, qu’ils semblaient être déjà au but et n’avoir jamais eu qu’un but. Mais ensuite la toute-puissante nécessité de notre tâche nous poussa de nouveau bien loin l’un de l’autre vers des mers, vers des climats différens, et peut-être ne nous reverrons-nous jamais ; peut-être aussi nous reverrons-nous, mais sans nous reconnaître, tant la mer et le soleil nous auront changés. Nous devions devenir étrangers l’un pour l’autre ; notre loi supérieure le voulait ainsi. C’est pourquoi nous devons aussi devenir l’un pour l’autre plus dignes de respect. C’est pourquoi le souvenir de notre amitié passée doit devenir plus sacré. Il existe sans doute une courbe immense, un orbite d’étoile dans lequel nos voies et nos buts si différens sont peut-être compris les uns et les autres comme de courts segmens. Élevons-nous jusqu’à cette pensée. Mais notre vie est trop courte, notre vue trop bornée pour que nous puissions être autre chose qu’amis dans le sens de cette sublime possibilité. Ainsi donc nous voulons croire à notre amitié stellaire, quand bien même il nous faudrait être ennemis sur la terre. »

Eh bien ! non. Dans cette page admirable de grandiose mélancolie, Nietzsche s’excuse en poète, mais en poète seulement. Il ne fallait pas, il ne fallait à aucun prix, même sur terre, que Nietzsche devînt l’ennemi de Wagner, encore moins qu’il s’applaudît et se glorifiât de l’être devenu. Son amitié, son admiration pouvaient mourir. Mais l’une et l’autre avaient été si grandes, et si nobles, et si belles, qu’il devait à Wagner et qu’il se devait plus encore à lui-même d’en porter le deuil tragique, inconsolable et silencieux.

Camille Bellaigue.