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Si le sonnet convenait merveilleusement à ce rêve de perfection qui était celui de l’artiste, encore faut-il remarquer que Heredia ne s’est résigné à publier que quelques sonnets. Ce serait là dans notre époque de production abondante et trouble une espèce de défi, si ce n’était plutôt la leçon qui se dégage de cette œuvre de labeur patient et d’impitoyable sévérité. Comme les anciens et comme les classiques, le poète des Trophées est d’avis que tout ce qui n’atteint pas au souverain degré de rendu est comme s’il n’existait pas. Les meilleurs des écrivains de l’âge moderne, pour entendre autour de leurs noms le bruit d’applaudissemens plus nombreux, font au succès toute sorte de concessions : ils inclinent vers la littérature facile, tout en sachant bien qu’elle n’affrontera pas l’épreuve de la durée ; au surplus, ils s’en remettent au temps pour faire son départ dans une reuvre mêlée, rejeter le médiocre et ne garder que l’excellent. Mais ce qu’on peut craindre c’est qu’il ne rejette tout à la fois. Pour qu’une œuvre ait quelque chance de vivre, elle doit remplir deux conditions : l’une est qu’elle ne soit pas liée aux modes de sensibilité actuels et passagers, et l’autre est qu’elle n’ait pas été confiée à une. forme défectueuse. Une poésie qui joint à l’impersonnalité de la science la plasticité de l’art et à la précision de l’idée la perfection de la forme, a bien des chances de ne pas être caduque. Des plus grands poètes la postérité ne retient que quelques vers : c’est l’honneur du poète des Trophées d’avoir fait lui-même sur son œuvre un premier travail de critique et de choix, et d’avoir voulu n’être l’auteur que d’un petit nombre de vers, parmi lesquels il en est dont on peut dire, dès à présent, qu’ils dureront autant que la langue française.

René Doumic.