pensée, et lui interdit d’admettre aucun trait insignifiant, aucune expression médiocre. Encore est-il prudent de compter avec la faiblesse humaine, et il faut que la carrière soit courte, si l’on veut arriver jusqu’au bout sans défaillance. C’est enfin que grâce à la correspondance des quatrains et des tercets, à la disposition des rimes, et à la variété des combinaisons, le sonnet forme un véritable organisme, dont toutes les parties sont entre elles dans un rapport de dépendance : il réalise ainsi, à un rare degré, l’idée de l’œuvre d’art que les anciens comparaient à un être vivant. Mais le sonnet, au moment où l’a pris Heredia, n’était pas ce qu’il est devenu entre ses mains : il en a renouvelé l’emploi, il l’a élevé en dignité, et pour le faire servir à des fins dont on l’avait jusqu’alors jugé incapable, il a dû enrichir ses moyens d’expression. Mettre toute l’histoire du monde en sonnets eût semblé une entreprise folle, si elle n’eût été consacrée par le succès. La grande habileté ou la principale hardiesse du poète a consisté à modifier ce qu’on appelait jadis la « chute » du sonnet et justement à empêcher celui-ci de tomber au dernier vers. La remarque en appartient à M. Brunetière : tandis que jusqu’alors il était de règle que l’image placée au dernier vers terminât le sonnet en le résumant, le sonnet de Heredia s’ouvre au contraire sur de longues perspectives ; « le dernier vers, au lieu de borner l’horizon, l’ouvre, et soudain, sur les ailes de l’image, l’idée prenant son vol, s’empare de l’immensité. » C’est à la fin d’Antoine et Cléopâtre la mer immense où fuient les galères, et c’est à la fin des Conquérans, dans un ciel inconnu la montée des étoiles nouvelles. Mais d’autres exemples, moins souvent cités, ne sont pas moins significatifs. Les Centaures, en fuyant, voient la lune
Allonger derrière eux, suprême épouvantail,
La gigantesque horreur de l’ombre herculéenne
Et tandis que Persée et Andromède s’élèvent dans les airs,
Ils voient s’irradiant du Bélier au Verseau
Leurs constellations poindre dans l’azur sombre.
On multiplierait aisément les traits du même genre. Mais d’ailleurs si dans le cadre, malgré tout restreint, du sonnet, Heredia a pu faire tenir tant de choses et insérer de véritables tableaux d’histoire, on voit bien que la cause en est à ses habituelles qualités : la plénitude de l’expression, la précision évocatrice de chaque image, la valeur de chaque mot tout chargé de sens et de matière.