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de raccommodemens impétueux. Je me contenterai de noter les plus graves de ces crises, et d’indiquer la gradation, qui va finalement aboutir au plus terrible déchirement.

Au milieu de juillet, Guibert quittait subrepticement Paris, sans en avoir prévenu Julie. Ce départ subit, ce mystère, inquiètent fort cette dernière. « Vous vouliez, lui dit-elle[1], me faire un secret de votre voyage. Si c’était l’honnêteté qui en était l’objet, pourquoi craigniez-vous de me le dire ? Et si ce voyage doit offenser mon cœur, pourquoi le faites-vous ? Jamais vous n’avez avec moi l’abandon de la confiance… Je ne sais pas où vous êtes ; je suis dans l’ignorance de vos actions… » Guibert, dans la réalité, avait des raisons de se taire, car son absence était causée, comme on l’apprendra tout à l’heure, par un projet, vague encore, de mariage. Mais, embarrassé de son rôle, impatienté de ces reproches, il se tira d’affaire par un billet bref, ironique et sec, où Mlle de Lespinasse crut lire, sinon un congé dans les formes, au moins un désaveu des sermens d’autrefois.

Bien que Guibert, cette fois, fût évidemment dans son tort, nous ne saurions lui en vouloir, car son injuste procédé nous vaut une lettre admirablement éloquente, où la tendresse déçue, l’orgueil blessé, la colère indignée, trouvent des accens, dont, après un siècle écoulé, l’ardeur ne s’est pas encore refroidie. On en jugera par ces quelques extraits : « Je ne crois pas de ma vie[2]avoir reçu une impression plus pénible, plus flétrissante que celle que m’a faite votre lettre ; et, avec la même vérité, je vous dirai que l’espèce de mal que vous m’avez fait ne mérite guère d’intérêt, parce que c’est mon amour-propre qui a souffert, mais d’une manière qui m’est tout à fait nouvelle. Je me suis sentie si humiliée, si accablée, d’avoir pu donner à quelqu’un l’effroyable droit de me dire ce que je lisais !… Mon cœur, mon amour-propre, tout ce qui m’anime, tout ce qui me fait sentir, penser, respirer, en un mot tout ce qui est en moi, est révolté, blessé et offensé pour jamais. Vous m’avez rendu assez de forces, non pour supporter mon malheur, — il me paraît plus grand et plus accablant que jamais, — mais pour m’assurer de ne pouvoir plus être tourmentée ni malheureuse par vous. Jugez et de l’excès de mon crime, et de la grandeur de ma perte ! » C’est ici pour la première fois qu’elle prononce le

  1. Lettre de 1774. — Edition Asse et Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Lettre de 1774. Ibidem.