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l’amour est comme le feu ? Il épure tout ; il n’y a de malhonnêteté que là où il n’est pas. » Cette rhétorique est superflue ; ce n’est point par des raisonnemens qu’il reconquerra sa maîtresse. Mais, pour le malheur de Julie, il dispose d’armes plus puissantes, le charme prenant de sa voix, l’éloquence magique de son verbe, l’irrésistible attrait qui émane de son être ; ou, pour mieux dire, Julie trouve en elle-même, dans sa nature brûlante, dans la passion qui la consume, le poison destructeur de son propre repos. Certain soir, une heure de faiblesse anéantit l’effet d’un long mois de courage ; et l’infortunée, le lendemain, proclamait sa défaite par ce billet énigmatique, que Guibert n’eut sans doute que peu de peine à déchiffrer[1] : « J. n. v… d…. p.. q.. j. v… a…, n. q.. v… m’…. e…… h… d’.. s…….. q.. j. v…… n. p… c…….. D…. m.., p.. s…….., m., a.., q.. v… m’….. ! » (Je ne vous dirai pas que je vous aime, ni que vous m’avez enivrée hier d’un sentiment que je voulais ne plus connaître, Dites-moi, par surcroît, mon ami, que vous m’aimez ! )

Leur liaison, de ce jour, entre dans une phase nouvelle. La honte que lui cause cette rechute, le sentiment qu’elle a de ce qu’elle appelle sa « lâcheté, » arrêteront désormais, sur les lèvres de Julie, les paroles outrageantes, les sanglantes récriminations. La jalousie, sans doute, n’est pas morte en son cœur, et Mme de Montsauge demeure son perpétuel tourment ; mais aux reproches et aux querelles succède une sorte de résignation, quelquefois ironique et toujours douloureuse. C’est sur ce ton qu’elle énumère un jour à son volage ami tout ce qu’elle a appris sur le programme de sa semaine : « Appliquez-vous[2]et écoutez-moi : Lundi, dîner chez M. de Vaines et souper avec Mme de Montsauge ; Mardi, dîner au contrôle général et souper avec Mme de M… ; Mercredi, dîner chez Mme Geoffrin et souper chez Mme de M… ; Jeudi, dîner chez le comte de Crillon, et souper avec Mme de M… ; Vendredi, dîner chez Mme de Châtillon et souper chez Mme de M… ; Samedi, dîner chez Mme de M…, aller à Versailles après dîner, et revenir dimanche au soir passer la soirée avec moi. » C’est à peine si, de temps en temps, il lui échappe un murmure de révolte, aussitôt réprimé : » Vous avez plus d’affaires[3]que la Providence, car vous veillez sur le

  1. Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Lettre du 19 novembre 1774. Ibidem.
  3. Lettre de 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.