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bonheur de deux personnes. Il faut d’abord que Mme de Montsauge soit contente, et puis je viens après, mais de bien loin, comme de raison ; et je devrais dire comme la Chananéenne : Je me contenterai des miettes qui tomberont de la table de mon maître. Mais, mon ami, cette morale, ce ton de l’Évangile, est d’une bassesse dont il n’y a qu’un chrétien qui puisse se contenter ! Pour moi, qui n’aspire point au Ciel, je ne veux point me nourrir dans cette vie des miettes qui tombent de la table de personne. Bonjour. Si je vous vois, je serai ravie ; si vous ne venez pas, je me dirai : il est mieux qu’avec moi, et cette pensée si douce me calmera sans doute. »


II

Les disputes violentes, les réconciliations presque aussi agitées, dont on vient de lire le récit, ne sont pourtant, dans la liaison de ce couple mal assorti, que de tristes et trop fréquens épisodes. Entre deux périodes de tempête, il se produit des accalmies. Pareillement cultivés d’esprit, pareillement amoureux du beau, ils font alors trêve un moment aux questions personnelles pour revenir à des idées plus hautes, à des occupations plus nobles et plus dignes d’eux-mêmes ; et Mlle de Lespinasse, comme il arrive chaque fois que la passion ne trouble plus son âme, redevient aussitôt l’amie utile et sage, la fine et lucide conseillère qu’admirent tous ceux qui vivent dans son intimité. Au point de cette histoire où nous sommes arrivés, c’est dans le domaine littéraire qu’elle a l’occasion d’exercer, vis-à-vis de Guibert, ses dons charmans de goût, de tact et de bon sens, et elle lui rendrait à coup sûr les plus précieux services, si, par malheur, l’orgueil, le contentement de soi, l’encens de la flatterie, ne contrecarraient trop souvent l’effort de sa clairvoyante affection. Non que Guibert, rendons-lui cette justice, prenne sa franchise en mauvaise part ; il appelle au contraire et provoque ses avis : « J’aime à me faire juger par vous, lui dit-il[1] ; vous savez me critiquer sans me blesser ; votre amitié frotte toujours de miel les bords du vase. » Mais, s’il supporte la contradiction, il n’en fait jamais qu’à sa tête, comme elle l’observe un jour avec un mouvement d’impatience : « Je ne sais

  1. Lettre du 22 octobre 1774. Ibidem.