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victimes, c’est de la faiblesse et de la soumission. Oh ! mon ami, je me sens capable de tout, excepté de plier. J’aurais la force du martyre, j’aurais la force, le dirai-je, oui, la force du crime, pour contenter ma passion ou celle de qui m’aimerait ; mais je ne trouve rien en moi qui me réponde de pouvoir jamais faire le sacrifice de ma passion[1]. »

Si pitoyable est sa détresse, si aiguë sa souffrance, qu’elle en arrive presque à souhaiter l’approche de l’échéance fatale ; dans le fait accompli, peut-être trouvera-t-elle un peu de calme et de repos : « J’attends, je désire votre mariage[2]. Je suis comme les malades condamnés à une opération ; ils voient leur guérison, et ils oublient le moyen violent qui doit la leur procurer. Mon ami, délivrez-moi du malheur de vous aimer. » Toutefois lorsque, le 1er mai, se signe le contrat, ce premier pas dans la voie de l’irréparable amène une crise de désespoir : « Le voilà donc signé[3], cet arrêt ! Dieu veuille qu’il ait prononcé aussi sûrement pour votre bonheur qu’il a prononcé sur ma vie ! Mon ami, je ne puis plus soutenir ma pensée. Vous m’accablez ; il faut vous fuir, pour retrouver la force que vous m’avez ôtée… Ne faites plus rien pour moi. Votre honnêteté, vos bons procédés ne font qu’irriter ma douleur. »

Mille sentimens, mille désirs opposés, se heurtent dans son âme ; elle n’est plus que contradictions. Un certain jour de mai, une folle envie la prend de connaître, de voir celle qui, sans s’en douter, est l’occasion, la cause et l’instrument de son malheur. Elle a su de Guibert qu’il attend chez lui, ce soir même, à sept heures, Mme de Courcelles et sa fille[4] ; elle y arrive quelques instans plus tôt, s’installe pour les attendre, au grand effroi du maître du logis : « C’est donc pour me mettre au supplice, est-il sur le point de lui dire, pour épier mes mouvemens, pour avoir ensuite de quoi vous abreuver de fiel et m’accabler de reproches ! » Rien de tel ; la double visite se passe le mieux du monde. Julie se montre affable, gracieuse, « caressante » même avec la jeune fiancée ; « le langage du Ciel est sur ses lèvres ; » Mlle de Courcelles est « enchantée » de cet accueil ; et

  1. Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Lettre de mars 1775. — Édition Asse.
  3. Lettre du 1er mai 1775. — Édition Asse.
  4. Tout ce qui suit est extrait d’une lettre de Guibert de mai 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.