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Guibert, confondu, touché, reconnaissant, est tenté, comme il dit, de « tomber aux pieds » de Julie et de « lui demander pardon de ses efforts. » Un billet qu’il reçoit quelques instans après ne fait que redoubler sa surprise et sa joie : « J’ai trouvé cette jeune personne charmante, et bien digne de l’intérêt qu’elle vous inspire ; la manière, la figure et le ton de sa mère sont également aimables et intéressans. Oui, vous serez heureux. »

Le lendemain, soudaine volte-face, complet changement à vue. La grâce et la beauté de celle que Guibert a choisie exaspèrent jusqu’à l’injustice le cœur aigri de la femme délaissée, et elle accable l’inconstant sous une avalanche de reproches, contre lesquels il se débat avec une indignation légitime : « Vous me faites de moi, de ma conduite, un tableau qui fait horreur ! s’écrie-t-il[1]. Vous me mettez à côté de Lovelace et de tous les scélérats ! Vous me prêtez gratuitement le projet de vous tourmenter, de dévouer vos jours au malheur, de vouloir vous faire vivre d’une passion qui satisfait ma vanité. Vous dites que j’ai tourné et retourné le poignard dans vos blessures… Ainsi donc, je jouis de vos larmes, de vos convulsions, de vos projets de mourir, et de ce sentiment infortuné qui vous garrotte à la vie. Je m’en repais, et vous me faites l’âme d’un bourreau ! » Contre ces imputations outrageantes, il se défend pourtant avec quelque douceur : « Je me regarde, je descends dans mon cœur, et mon cœur me rassure. Non, je ne suis pas aussi coupable envers vous que vous le supposez… Je vous aime à présent, je vous ai aimée, j’ai été entraîné. J’ai tâché de vous consoler ; j’aurais donné et le donnerais encore de mon sang pour vous ; voilà mes crimes. Relisez mes lettres, jugez-moi, replacez-vous dans toutes les circonstances où étaient votre cœur et le mien, et voyez si je suis un méchant. »

Ces protestations sont sincères. C’est que, dans la réalité, il n’a jamais compris et il ne comprendra jamais les contrastes, les soubresauts, les mouvemens opposés de ce cœur tumultueux, de cette nature nerveuse, délicate et ardente, exaltée jusqu’à la folie, sensible jusqu’à la torture, si différente de celles qu’il a jusqu’alors rencontrées. La sécheresse, l’égoïsme, la « barbarie, » dont Julie l’accusera jusqu’au seuil de la tombe ne sont que la suite et l’effet d’un perpétuel malentendu. Guibert est de bonne

  1. Lettre de mai 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.