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IV

« Jour de mon mariage, commencement d’une vie nouvelle. Frémissement involontaire pendant la cérémonie ; c’était ma liberté, ma vie entière que j’engageais. Jamais tant de sentimens et de réflexions n’ont fatigué mon âme. Oh ! quel abîme, quel labyrinthe que le cœur de l’homme ! Je me perds dans tous les mouvemens du mien. Mais tout me promet le bonheur : j’épouse ma femme jeune, jolie, douce, sensible, qui m’aime, que je sens faite pour être aimée, que j’aime déjà[1]. » C’est en ces termes que Guibert, le soir de son mariage, épanche dans son journal intime les impressions, mêlées de trouble et d’espérance, dont il sent son âme agitée. Une semaine plus tard, l’accent est déjà plus joyeux : « Jours passés comme un songe ! C’en est un, en effet, pour moi que cet état nouveau. Amour, amitié, candeur, amabilité de ma femme ! Son âme se développe chaque jour ; je l’aime, je l’aimerai ; je crois fermement que je serai heureux[2]. » Dès lors, sa tendresse conjugale croît, pour ainsi dire, d’heure en heure. Au cours de la première absence que lui impose son métier militaire, ses lettres à sa femme sont celles d’un amoureux plus peut-être que d’un mari : « Être neuf jours sans avoir de tes nouvelles, c’est comme si j’étais à cinquante lieues de toi. Ce sont les silences qui séparent, plus encore que les distances… Ah ! répète-moi sans cesse que tu m’aimes ! Je chéris ces répétitions ; ce désordre est l’éloquence du cœur. » Un peu plus tard : « Ce vilain Lépine ne m’a pas encore envoyé ma, montre, mais j’ai ton portrait. Je puis bien dire comme la duchesse du Maine : l’une marque les heures, l’autre les fait oublier[3].

La comtesse de Guibert était digne en tous points de cette affection passionnée. A la jeunesse, à l’attrait d’un gracieux visage, — dont un portrait de Greuze a perpétué la délicate beauté, — elle joignait une douceur, une patience, une raison précoces, qui devaient l’aider rapidement à exercer sur son fougueux époux une action, presque imperceptible au début, mais aussi forte que durable. Ce n’est pas elle qui l’irritera par des

  1. Journal de Guibert pendant son voyage en France. — Écrit le 1er juin 1775.
  2. Ibidem, 8 juin.
  3. Lettres de juin et juillet 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.