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jalousies maladroites. Jamais, dans sa correspondance avec sa mère ou son mari, elle ne prononce le nom de Mlle de Lespinasse, sauf pour lui faire porter un jour, de la part de Guibert, une lettre et une loge de théâtre. Elle se montre remplie d’égards pour Mme de Montsauge, bien qu’elle devine chez cette dernière une sourde antipathie. Le désir de Guibert était que les deux femmes eussent un commerce familier : « Je voudrais que ce que j’aime tienne à mes amis, écrit-il à Mme de Guibert ; c’est un enchaînement dont je pense que je suis le premier anneau. — Je lui pardonnerais de me haïr, si elle était moins aimée de toi, » lui répond-elle doucement[1] ; après quoi, sans plus insister, elle rend visite à Mme de Montsauge, l’invite fréquemment à souper, consent même à faire un séjour dans son château de la Bretèche.

Vertu plus appréciable encore, la comtesse de Guibert ressent pour l’homme dont elle porte le nom une admiration sans mélange, absolument sincère, et qui ne faiblira jamais. Comment Guibert pourrait-il résister à l’atmosphère d’encens qu’il respire constamment au foyer conjugal, lui pour qui l’applaudissement est une nécessité, presque un besoin physique ? C’est ce qui n’échappe point à la pénétration jalouse de Mlle de Lespinasse, quand elle lui parle, avec une amère ironie, de « cette famille toujours à ses genoux, » de ces louanges qui, « matin et soir, caressent son amour-propre. » — « Voilà comme elle vous a attiré, s’écrie-t-elle[2], comme vous vous êtes soumis, et comme vous serez subjugué tout le reste de votre vie ! » Sur ce dernier point, elle voit juste. Par sa foi absolue dans le génie de son époux, au moins autant que par ses exquises qualités, la jeune femme conquiert peu à peu et fixe définitivement ce cœur divers, ce cœur volage ; et c’est avec une entière conviction que Guibert proclamera bientôt sa soumission complète et sans réserve à ce joug aimable et léger : « Charmante et douce créature, le Ciel t’a formée selon le vœu de mon cœur. Il t’a donné pour premier charme la bonté, et ensuite la grâce, plus belle que la beauté, la modestie, la simplicité, la raison ; et tous ces attraits croissent à l’ombre de la vie que tu mènes… Oui, dans quelques années, tu ne seras plus une femme ordinaire, tu seras l’objet exclusif de mon culte ; tous mes autres sentimens seront

  1. Lettres de juin et juillet 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Lettre du 8 novembre 1775. Ibidem.