d’Alembert, sans s’en être douté, avait cessé « depuis huit ans » d’être, comme il le dit, « le premier objet de son cœur[1]. » Pour comble de chagrin, en examinant d’un coup d’œil les liasses de lettres qu’il était chargé de détruire, il s’aperçut que, « dans cette multitude immense, » elle n’avait pas « gardé une seule des siennes. » Une affreuse idée le saisit, dont, plusieurs mois durant, il devait rester obsédé. Depuis longtemps, Julie ne l’aimait plus ; peut-être même jamais ne l’avait-elle aimé ; en tous cas, dans ses affections, il ne venait qu’au dernier rang, après « dix ou douze autres » qu’elle lui préférait sans conteste[2]. Toute sa tendresse, ses soins, ses sacrifices, tout avait donc été en vain. Il avait perdu auprès d’elle « seize années de sa vie ! »
L’indignation, les premiers temps, domina presque l’affliction. Éperdu, suffoqué, il ressentit un irrésistible besoin de soulager son âme en l’épanchant dans celle qui, mieux que toute autre sans doute, lui semblait faite pour le comprendre ; et par une ironie suprême, c’est Guibert qu’il élut pour recevoir ses confidences. Voici les passages essentiels de cette lettre[3], déplorable à coup sûr par le choix du destinataire, émouvante cependant par ce que l’on y sent d’angoisse, de déception et de douloureuse amertume : «… A l’égard de mon ingrate et malheureuse amie, qui l’était de tout le monde excepté de moi, que ne donnerais-je pas, monsieur, pour que votre amitié pour elle et pour moi ne se trompât point dans les assurances que vous me donnez de ses sentimens ! Mais malheureusement pour moi, malheureusement même pour sa mémoire, la voix publique ne s’accorde point avec la vôtre. Je crains bien que vous ne vous y réunissiez, si j’ai la force de vous instruire un jour de mille détails qui ne prouvent que trop combien la voix publique a raison, quoique le public les ignore, et que vraisemblablement vous les ignorez vous-même… Plaignez-moi, monsieur, plaignez mon abandon, mon malheur, le vide affreux que je vois dans le reste de ma vie. Je l’ai aimée avec une tendresse qui m’a rendu le besoin d’aimer nécessaire, je n’ai jamais été le premier objet de son cœur ; j’ai perdu seize ans de ma vie, et j’ai soixante ans.
- ↑ Aux mânes de Mlle de Lespinasse. Passim.
- ↑ Lettre de d’Alembert à Guibert du 29 juin 1776. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
- ↑ Ibidem. — A cette lettre était joint l’envoi d’un petit secrétaire légué à Guibert par Mlle de Lespinasse et dont les tiroirs renfermaient ce qu’elle avait conservé de leur correspondance.