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Que ne puis-je mourir en écrivant ces tristes mots, et que ne peuvent-ils être gravés sur ma tombe !… Hélas ! elle est morte persuadée que sa mort serait un soulagement pour moi ; c’est ce qu’elle me disait la surveille de sa mort. Adieu, monsieur, j’étouffe, et je ne puis en écrire davantage. Conservez-moi votre amitié ; elle ferait ma consolation, si j’en étais susceptible ; mais tout est perdu pour moi, et je n’ai plus qu’à mourir. »

Avec le temps, l’irritation tomba et laissa place à la douleur. Ni les consolations que lui prodiguèrent ses amis[1], ni la sympathie du public, ni les distractions du travail, rien ne parvint jamais à vaincre sa tristesse : « Il est profondément blessé, écrit Condorcet à Turgot[2], et tout ce que j’espère pour lui, c’est un état supportable. » Par la suite cependant, il rentra dans le monde, il fréquenta quelques salons ; mais, au sortir des entretiens où sa parole brillante avait ébloui l’auditoire, il retrouvait son affreuse solitude et se comparait aux aveugles, « profondément tristes, dit-il, quand ils sont seuls avec eux-mêmes, mais que la société croit gais, parce que le moment où ils se trouvent avec les autres hommes est le seul moment supportable dont ils jouissent. »

C’est avec cette mélancolie profonde, mais avec un cœur apaisé, qu’il évêque désormais, dans le sanctuaire de sa mémoire, celle qui, malgré ses torts, fut pendant tant d’années le charme, l’intérêt, la douceur de sa vie. Pour nous qui, mieux instruits que lui sur son « ingrate et malheureuse » compagne, avons pu suivre jour par jour les phases de cette existence tourmentée et pénétrer profondément dans les replis de cette conscience, ne devons-nous pas accorder à l’héroïne de cette histoire l’indulgence qu’on ne refuse guère aux créatures humaines dont l’âme intime nous est connue et qu’il nous est loisible de juger d’après leurs sentimens plus que d’après leurs actes ? Elle a gravement péché sans doute, mais elle a cruellement expié ; et si elle a beaucoup souffert, au moins a-t-elle beaucoup vécu. Peut-être ne faut-il ni la condamner ni la plaindre.


SEGUR.

  1. Tous les amis de d’Alembert, en effet, crurent devoir lui écrire pour s’associer à sa peine. Citons parmi les plus illustres de ces consolateurs : Frédéric II, Voltaire, M. et Mme Necker, etc.
  2. Correspondance de Condorcet et de Turgot, publiée par M. Charles Henry.