Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/171

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

S’il n’est pas, comme Ronsard, grand inventeur de rythmes, Chénier est, au vrai sens antique, le Poète, le faiseur de vers par excellence. Sa métrique est incomparable.

Avec l’hexamètre grec, l’alexandrin français est le plus sonore, le plus solide, le plus suave, le plus souple des instrumens poétiques. Il est composé, ainsi que l’a dit Ronsard, de douze à treize syllabes, suivant qu’il est masculin ou féminin. Ce grand vers contient donc tous les vers, d’une à treize syllabes, et, au moyen de l’enjambement, il semble pouvoir se prolonger indéfiniment. Malgré cette élasticité que l’enjambement prête à la phrase poétique, l’alexandrin ne perd jamais sa structure, sa personnalité, grâce au temps fort de la césure, si mobile qu’elle soit, et surtout grâce au rappel de la rime qui, on le doit remarquer, même dans les vers féminins de treize syllabes, sonne toujours sur la douzième. On a prétendu à tort que l’alexandrin n’avait que douze syllabes et que la treizième ne devait pas être comptée. Il est évident qu’elle s’élide lorsque le vers suivant commence par une voyelle ; mais dans tous les vers, tels que, celui-ci que j’emprunte à l’idylle de Néère :

Mon âme vagabonde à travers le feuillage
Frémira………

il est impossible de ne pas prononcer et de pas compter la dernière syllabe du mot final de l’alexandrin.

Ce vers d’apparence si drue et si simple, se plie aux plus savantes complexités du mètre. Il peut être coupé, varié. Les muettes particulières à notre langue l’allongent, le rendent plus respirable. Elles y mêlent, à l’éclatante netteté latine, une douceur fluide, une sorte de perspective, d’atmosphère vaporeuse.

Jamais poète n’a si magistralement manié l’alexandrin. Pour Chénier, le métal solide qui le constitue est aussi ductile que la glaise, aussi malléable que la cire sous les doigts du sculpteur. Il le pétrit, il le brise, il le renoue à son gré. On dirait qu’il le modèle. Le vers obéissant semble suivre la pensée, l’oreille, la vision du poète. Il l’étiré, le ramasse ou l’arrête. Il en a si bien varié les coupes, que je doute qu’on en ait inventé depuis, qu’il n’eût essayées. Il se joue de l’immobile césure ; il est plein de ternaires, de bi-césurés. À la fois instinctif et raffiné, il fait tenir en quelques syllabes des juxtapositions inattendues, des interversions d’une étrangeté charmante. Le premier, il a su opposer