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1837


Rosmini[1]à Lamennais.

22 mars 1837.

Monsieur l’abbé,

Je pense qu’un cœur plein d’amertume ne saurait point repousser avec mépris une parole d’amitié. C’est dans cette pensée que je vous adresse cette lettre. C’est un de vos confrères qui s’adresse à vous ; c’est un prêtre qui, bien que dans l’éloignement, partage toutes les angoisses de votre cœur ; il n’a et ne saurait avoir aucun motif d’intérêt particulier, c’est uniquement la charité fraternelle qui l’inspire. Ce sentiment lui a fait depuis longtemps pousser de profonds gémissemens sur votre sort, et lui fait un besoin de vous dire avec simplicité : Où en sommes-nous donc ? N’avons-nous plus foi aux paroles de Jésus-Christ ? Quel sera notre sort si nous n’avons pas cette foi ? Est-ce que nous voudrions perdre notre âme ? Voilà une réflexion aussi simple qu’elle est terrible et qu’il me paraît que vous avez perdue de vue. La sagesse humaine peut fouler aux pieds cette menace, mais, hélas ! elle n’en subsiste pas moins et celui qui la méprise n’aurait en réalité que plus de motifs d’épouvante. Ce n’est pas une controverse régulière que je veux établir avec vous ; mais j’ai un besoin à satisfaire en vous disant librement des paroles qui ont peut-être une apparence de dureté et de témérité, mais qui sont pourtant dictées par un sentiment réel de loyauté et de sympathie. Pensez à l’état et au sort de votre âme, mon très cher frère. Votre âme risque sa perte ; elle est sur le chemin de l’abîme ! Comment en serait-il autrement ? Cette âme

  1. On sait quel est Rosmini (1797-1855 ). Théologien et philosophe, il s’est proposé toute sa vie de réconcilier la raison et la foi, et ce fut là l’inspiration maîtresse de ses très nombreux écrits. En conseillant la soumission à Lamennais, il aurait pu se vanter d’avoir commencé par prêcher d’exemple : deux opuscules de lui avaient été mis à l’index, et il s’était très humblement soumis. Plus tard, à l’exemple de Lamennais, cette fois, il refusa le chapeau de cardinal. — Cette longue et curieuse lettre a été retrouvée dans les papiers de M. Vuarin : il semble que ce ne soit qu’une copie que s’était procurée le curé de Genève, ou que Rosmini lui avait fait adresser, car la signature est d’une autre écriture que le reste de la lettre. On se demande, en la lisant, si c’étaient bien là les argumens à employer pour toucher et pour ébranler Lamennais et si ces syllogismes si parfaitement déduits n’étaient pas plutôt de nature à froisser et à irriter cette âme ulcérée et endolorie. Les lettres moins intellectuelles de l’abbé Vuarin semblent avoir été plus habiles et, un moment même, plus efficaces.