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besoin de mots qui n’étaient pas en usage avant que la « chose » fût connue. Mais la question n’est pas là ; la question est de savoir si la langue en a été « transformée ; » et pour ma part, c’est ce que je ne vois pas.

Et cette opinion, que j’ai l’air de soutenir contre lui, ne serait-elle pas, en somme, l’opinion de M. Gohin ? Les meilleures pages de son livre sont celles où il a essayé de caractériser la nouveauté du style de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre. Félicitons-le, à cette occasion, d’avoir rendu à l’admirable écrivain des Études de la nature, la justice qu’il mérite et qu’on lui refuse communément. Mais qu’est-ce à dire ? et pourquoi ces pages ? Parce que M. Gohin n’a pu lire, « la plume à la main, » Bernardin de Saint-Pierre et Rousseau, sans être émerveillé de la nouveauté de leur style ? Oui, sans doute ! Mais plutôt encore, parce qu’il a senti que le véritable ouvrier de la « transformation de la langue, » c’est l’écrivain, le grand écrivain, l’écrivain original, qui n’a besoin pour être original, — et M. Gohin le constate à propos de Rousseau, — ni presque d’une seule métaphore dont on ne se soit servi avant lui, ni presque d’un « néologisme. » Et, en effet, tant qu’une langue n’a pas encore de « littérature, » et ne sert qu’aux usages quotidiens de la vie, son évolution peut obéir à des lois dont la nécessité se démontre. On peut dire en ce cas, quoiqu’un peu abusivement, que l’histoire d’une langue a quelque chose de scientifique. Mais, avec sa littérature, l’action de l’homme commence à s’exercer sur elle, et la langue, en devenant œuvre d’art, devient susceptible d’être « transformée » par la volonté. C’est ce qui semble alors monstrueux aux philologues, et c’est de là qu’ils datent le commencement de la décadence. On peut le leur permettre, si les révolutions ne s’accomplissent pas moins, en dépit d’eux, en dehors deux, sans égard à leurs théories. Mais ils ont toutefois le pouvoir de les retarder, et, sous le nom de « grammairiens, » c’est ce qu’ils ont essayé de faire au XVIIIe siècle. Nous allons le voir en passant du livre de M. Gohin à celui de M. François, où sont exposés les efforts du « purisme » pour immobiliser la langue à un moment donné de son évolution, et, — contradiction singulière ! — pour achever néanmoins de la « perfectionner, » non pas précisément en la ramenant à ses origines, mais en la soumettant aux exigences de la logique et de la raison.