Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/391

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

où sont réunies toutes les opérations du travail de la soie, ou à peu près toutes, toutes celles que réunit l’usine qui en réunit le plus, car je ne sais si nulle part on fait en même temps dans le même lieu la filature et le tissage : à l’usine D… on fait tout, et tout dans le même local, du dévidage du fil au baguetage ou pliage final de l’étoffe. Pour moteur, la force électrique : tout se meut et s’arrête instantanément. Tandis que j’étais là, un accident banal, un plomb qui venait de sauter, coupa tout d’un coup le travail, et tout d’un coup, l’accident réparé, le plomb remplacé, le travail reprit : en une ou deux minutes, il recommença à battre son plein. De la cage vitrée où se font les écritures, ces cordes qui pendent, ces fils qui se tendent, ces lisses qui s’abaissent, ces leviers qui remontent, ces battans qui frappent, ces poulies qui tournent, ces sortes de hunes qui couronnent les hauts métiers, tout cet entre-croisement de lignes verticales et de lignes horizontales, on dirait les agrès très fins d’un très grand et très puissant navire ; ce bureau même domine l’énorme atelier comme une passerelle de commandement, et, s’il y a peu de cuivres, avec ce va-et-vient d’acier qui y met un reflet bleuâtre, l’irréprochable propreté du pavé aide à l’illusion, en complétant l’image. Ce n’est plus la crasse grasse et glissante de l’ancienne manufacture de draps ; toutes les opérations de la soie se font ici, excepté deux, celles justement qui salissent, le tirage des cocons et la teinture.

Le tirage « consiste à dissoudre, dans de l’eau très chaude, l’espèce de gomme qui enduit et colle à lui-même dans toute sa longueur le fil unique dont se compose le cocon ; à saisir le bout de ce fil, à le tirer pendant que le cocon plonge dans l’eau, à le réunir à d’autres tirés de la même manière et en même temps que lui, pour n’en former qu’un seul plus gros et plus fort, et à dévider celui-ci en écheveaux sur un asple ou dévidoir. — Il serait difficile, notait le docteur Villermé, de se faire une idée de l’aspect sale, misérable, des femmes employées au tirage de la soie, de la malpropreté horrible de leurs mains, du mauvais état de santé de beaucoup d’entre elles, et de l’odeur repoussante, sui generis, qui s’attache à leurs vêtemens, infecte les ateliers et frappe tous ceux qui les approchent[1]. » L’usine D… ne fait pas le tirage ou le dévidage des cocons ; elle reçoit en écheveaux ses soies grèges : soies jaunes de France, d’Italie

  1. État physique et moral des ouvriers, I, 345.