contemporains, de voir se préciser avec une netteté lumineuse et une saisissante originalité des choses vaguement effleurées et entrevues jusqu’ici. Nul n’a présenté, avec cette sûre et mordante observation, le contraste de l’âme anglaise et de lame irlandaise. Voici, d’abord, l’Irlande tout entière, hommes et femmes, l’Irlande qui rêve et l’Irlande qui rit, le petit fermier ambitieux qui est en train de devenir propriétaire et le pauvre paysan illettré qui croit encore aux maléfices et aux sortilèges ; tous, jusqu’au faux Irlandais, ou, si l’on veut, à l’Irlandais professionnel, dont le brogue est une affectation et qui fait métier de déclamer en faveur du Home rule sur les plates-formes anglaises. Avant tout, le clergé qui mène le peuple irlandais. Et comment le mène-t-il ? Par le profond instinct politique qui caractérise le prêtre romain et par le mysticisme qui a une séduction invincible pour ces âmes croyantes. Ces deux moyens d’action sont si différens que M. Bernard Shaw a cru nécessaire de les incarner dans deux personnes distinctes. C’est pourquoi nous avons le prêtre de la paroisse qui envisage toutes les questions au point de vue de son église et conduit son troupeau au scrutin comme à un pèlerinage. Et nous avons une sorte de François d’Assise irlandais qui cause familièrement avec les cigales, aime tout ce qui vit d’un amour fraternel et erre la nuit dans les lieux déserts en rêvant au ciel.
La question irlandaise, lorsqu’on l’entend discuter sur place et par les vrais intéressés, dans le pur style du cru, prend un aspect bien différent de celui que lui prêtait la rhétorique des grands journaux anglais ou des discours parlementaires. Quelqu’un s’écrie : « Enfin, grâce au Land Bill, il n’y a plus de propriétaires en Irlande ! » — Allons donc ! Il y en a, et plus que jamais ! Seulement, au grand propriétaire terrien qui pouvait développer la grande agriculture, faire face aux mauvaises années et se montrer généreux sur la question des arrérages, on a substitué une nuée de petits propriétaires affamés et rapaces qui écraseront le pauvre travailleur placé au plus bas de l’échelle intellectuelle et sociale. Et ces petits propriétaires eux-mêmes, sans un capital suffisant, ne pourront garder la terre. Il leur faudra mourir de faim ou s’enfuir en Amérique. Alors viendra Broadbent, l’ingénieur anglais, l’homme qui a un cœur large dans une large poitrine, qui fait sonner dans chacune de ses phrases, comme des grelots d’un tambour de basque, « les grands